Ce qui est tu dans Le Dormeur du val

Ill. Alphonse-Marie-Adolphe de Neuville (1873)
Dans ce poème tellement lu et tellement commenté, j'ai fait, voici quelques années seulement, la découverte d'une absence. Ou d'une omission.

Il y a quelque chose, dans ces quatorze vers, que le sujet lyrique ne dit pas. Une information qu'il ne peut pas ne pas détenir et que pourtant il s'abstient de livrer. Celle-ci est pourtant de la plus haute importance. Ou, du moins, serait-elle apparue comme telle à tout autre auteur que le jeune Arthur. Son omission, volontaire, aveuglante, confère une importance historique à ce poème-ci. Voici qu’en taisant ce qu’il tait, un poète de seize ans invente le pacifisme.

Car le témoin qui découvre le corps du soldat couché sur le champ de bataille, et qui remarque que "Les parfums ne font pas frissonner sa narine", celui-là ne peut pas ne pas voir la couleur de son uniforme. Ce qui signifie qu’il ne peut ignorer si celui-ci est allemand ou français. Or, il passe sur le fait. Il garde pour lui l'information. Et, par cet escamotage, il nous fait basculer dans une modernité où, pour la première fois peut-être, la chose n’a plus d’importance. Où l’on peut s’émouvoir enfin de la mort d’un jeune soldat sans se préoccuper de savoir dans quel camp le hasard a voulu l’enrôler plutôt que dans tel autre.

Le Dormeur du val, d'Arthur Rimbaud, est le poème dans lequel la couleur de l'uniforme du soldat s'efface.

Un autre poète avant lui, en France ou ailleurs, s'est-il livré au même coup de bonneteau ? Je l'ignore. Comme j'ignore si d'autres lecteurs du texte de Rimbaud ont remarqué celui-ci avant moi. Vous me le direz peut-être.

Dans l'attente, chaque fois que je lis Le Dormeur du val avec des étudiants, je leur fais entendre tout de suite après Le Déserteur de Boris Vian.

Ill. Jérôme Bosch (entre 1496 et 1516)

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