Que voulez-vous évaluer ?

Un enfant ne fait rien sans apprendre, et il en est content. Sans souci du but, du gain, du savoir acquis. Juste pour apprendre. Parce que cela lui est naturel. L'enfant est celui qui apprend. Je lui propose une activité de lecture-écriture ou une activité de jardinage, et cette activité se déroule dans le calme, l’enfant s’y montre attentif et, quand elle se termine, il se déclare satisfait et demande quel jour prochain il pourra s'y remettre. Je sais alors que le but a été atteint, que l’activité lui convient et que je ferai donc bien de lui en proposer de nouveau l’occasion sans trop attendre. Voilà comment devrait fonctionner une école. Réglée sur cette question. L’enfant est-il content de l’activité que nous lui avons proposée, à laquelle il s’est livré avec calme, en se montrant attentif ? Le reste, ce qu’on appelle "approche par compétences", au niveau élémentaire au moins, et au moins pour ce qui concerne l'apprentissage de la langue, est un fantasme technocratique.

Les objectifs et les cases à remplir sont des diversions qui nous éloignent du vrai métier. Disons celui de Célestin Freinet. Dans la réalité des faits, personne ne sait jamais précisément ce que l’enfant apprend, ni pourquoi ni comment il apprend au gré de l’activité qui lui est proposée. Les enfants qui participent au même atelier apprennent de manières différentes des choses tout aussi différentes entre elles. Je peux me demander lequel est plus qu'un autre heureux d’y avoir participé, lequel a plus qu'un autre hâte de recommencer le lendemain, cela a un sens. Mais il n’y a aucun sens à se demander lequel a le plus ou le mieux appris. Ni même qu'est-ce que précisément chacun a appris. Célestin Freinet voulait que sa classe tourne bien, que les enfants soient contents de la faire fonctionner, comme de bons ouvriers dans un bel atelier. Ce que les enfants apprennent, chacun pour soi, c'est leur affaire. L’affaire de leur psychisme, de leur destin personnel. De leur charisme (ou de leur karma). Cela peut être l'affaire d'un savant mais pas celle d'un maître d'école dont le métier est d'aménager un lieu dans lequel des enfants seront contents de vivre, de s'attarder le soir, et qui soit avec cela comme une machine à apprendre.

On ne pouvait pas être - vivre dans la classe de Célestin Freinet sans apprendre. Comme les fous ne pouvaient pas être - vivre dans la clinique de La Borde de Jean Oury et Félix Guattari sans profiter d'un peu de soin. Le jardin est une machine à apprendre. On ne peut pas être durablement dans un jardin sans y mettre la main, et on ne peut pas le faire sans apprendre. Cet enfant, dans le texte que je lui propose de lire, est-ce le thème qui l’intéresse ou telle forme grammaticale qu’il trouve amusante et qu’il aura plaisir à utiliser ? J’ai connu une fillette qui, sans savoir lire, a participé pendant quatre ans aux ateliers de lecture que j’animais en compagnie d'une psychologue, Frédérique Vrignaud, dans un CMP niçois. Le docteur Georges Juttner, chef du service, avait intitulé cela "Bibliothèque verte" en référence à Françoise Dolto avec laquelle il avait travaillé. Certains tests déclaraient la fillette "déficiente intellectuelle", si bien que nous pouvions douter qu’elle apprendrait un jour. Mais elle tenait à venir.

Elle apprenait de mémoire des bouts de poèmes ou de contes qui se retrouvaient dans l’activité de notre atelier une année après l’autre, et elle en était contente. Je n'ai pas dit "ravie", juste "contente". Elle y mettait du sérieux. Elle en parlait avec les autres. Elle illustrait les textes de petits dessins qu’elle conservait dans une chemise et elle les consultait et commentait à l'issue de chaque séance, tandis que les autres écrivaient, ce qu'elle faisait mine de ne pas voir. Elle aimait remonter dans le passé. Puis, un jour enfin, elle a su lire. Nous nous en sommes aperçu à ce qu’elle a corrigé l’épellation d’un mot qu’en donnait un autre enfant. Frédérique et moi étions émus. Nous l’avons félicitée. Mais l’intéressée ne semblait pas bien voir l’importance de la chose. Elle nous a signifié qu’au cours de ces quatre années, elle avait bel et bien lu, toujours, que c’était bien évidemment pour le plaisir de lire avec les autres qu’elle ne manquait jamais une seule séance de cet atelier. Et nous avons dû convenir qu'elle disait juste. Que c’était elle qui avait raison.

Commentaires

Dvorah a dit…
Ce texte est magnifique !

Articles les plus consultés