Un phonème fantôme

J’ai enseigné aux enfants d’abord pour apprendre moi-même, et si je fabrique aujourd’hui encore des outils numériques destinés à mettre plus de clarté dans les mots, c’est pour la même raison. Plusieurs facteurs ont fait que, pour moi, l’apprentissage de la langue a été compliqué. Source d’angoisse. L’école nous enseignait, avec toute l’autorité que les familles comme la mienne lui accordaient alors, des règles de correspondances grapho-phonologiques (des lettres vers les sons) qui me paraissaient horriblement incertaines. Ne pouvant douter de l’exactitude et de la pertinence de ce que disaient nos maîtres, il fallait que je doute de mes propres capacités, soit parce qu’il se trouvait que j’étais dyslexique, ou "gaucher contrarié", comme on disait alors, soit parce que je n’étais qu’imparfaitement français, arrivé d’Algérie à l’âge d’entrer à l’école maternelle, issu d’une famille napolitaine du côté de mon père, et toscano-mahonnaise (majorquine) du côté de ma mère. Cela se passait à Nice, l’école était celle de la rue Vernier, située en face de l’église Saint Étienne. Je m'efforçais de rester attentif mais je n’étais jamais sûr de bien comprendre. J’avais l’impression qu’on ne nous disait pas tout, ou que j’avais manqué une leçon. Quelquefois, un point obscur devenait clair. Ce fut le cas le jour où l’on nous dit que la lettre ‘y’ pouvait représenter deux 'i'. Mais il me fallut plusieurs décennies au cours desquelles c’était moi, à présent, qui occupait la place du maître, où j’ai enseigné à lire et à écrire à des centaines d’enfants, pour que j’ose soulever le voile derrière lequel s’abritent ces deux 'i', dans voyage, par exemple, pour m’apercevoir enfin que ceux-ci n’ont pas (ou n'auraient pas) du tout le même statut ou la même valeur phonétique, le premier correspondant à une pleine voyelle (syllabique), aussi /a/ qu’on peut l’être, tandis que le second correspond à la semi-consonne /j/ précédant la pleine voyelle /a/ qui cette fois s’écrit ‘a’ (\vwa.jaʒ\). Et ce n’est qu’aujourd’hui, occupé que je suis à enrichir mon petit répertoire orthographique, que je m’avise que ce dédoublement du ‘y’, qu’on pouvait excuser dans la mesure où la graphie elle-même paraît double, évoquant le dessin d’une fourche à deux dents, s’observe également dans certaines occurrences du simple ‘i’, comme dans peuplier, par exemple, où l’on voit que la seconde syllabe se termine par un /i/, tandis que la troisième s’ouvre par une semi-consonne /j/ non-marquée à l’écrit (\pœ.pli.je\), ce que, faut de mieux, je choisis d’appeler un "phonème fantôme".