Contre l'Approche par compétences (APC) | 3
Les compétences linguistiques ne se séparent pas de l’usage qu’on en fait, en réception comme en production, raison pour laquelle elles ne se mesurent pas. Il ne viendrait à l’idée de personne de comparer les compétences linguistiques de Jacques Lacan et celles de Marcel Pagnol. Les gens cultivés sont ceux qui pensent qu’entre Jacques Lacan et Marcel Pagnol, il n’y a pas de hiérarchie. Il y en a une, bien sûr, si vous êtes psychanalyste ou homme de théâtre, mais vous savez alors que celle-ci n’a rien d’absolu. Et si cette comparaison n’est pas pensable pour ce qui les concerne, pourquoi et comment le serait-elle pour des enfants ?
La réponse est que ceux-ci précisément sont des enfants, et que donc ils n’ont pas encore trouvé leur style. L’éducation, familiale aussi bien que scolaire, a pour but de les aider à le trouver. La tradition veut qu’on leur enseigne des mots, ce sont des leçons de vocabulaire, qu’on les entraîne à construire des phrases, ça s’appelle la grammaire, qu’ils apprennent par cœur des poésies et qu’ils fassent des dictées. Tout cela n’a rien de très scientifique, et aucune réforme, aucune innovation, de quelque ordre que ce soit, et surtout pas l’introduction des sciences cognitives dans la formation des maîtres, ne pourra ajouter un caractère plus scientifique à l’apprentissage de la langue.
Une raison à cela : la langue n’est pas un code.
Apprendre un code consiste à apprendre des règles, et quand ces règles sont toutes observées dans la production d’un texte (c’est-à-dire d’un programme, le texte en question consistant à donner des ordres), le texte est parfait.
Apprendre une langue consiste à apprendre des textes, oraux et écrits, et à produire de nouveaux textes sur le modèle et au moyen de ceux qu’on a appris.
Le texte d’un code est lu de la même manière par tout le monde (qui sait le code). Un texte oral ou écrit en langue naturelle ne le sera jamais.
Une langue naturelle (le français) est marquée par deux caractéristiques majeures : l’irrégularité et l’équivoque.
Convient-il de proposer aux enfants des leçons de grammaire comme on l’a toujours fait ? Bien sûr que si. La langue n’obéit pas à des règles. Elle n’obéit à rien. Mais on y signale des régularités relatives. On remarque que souvent les noms et les adjectifs prennent un s au final du pluriel. Cela vaut pour le français. Et il est bien sûr intéressant de l’observer avec des enfants. Comme, d'ailleurs, de pourchasser et de dénoncer les exceptions. Tout ce qui est occasion d’observer la langue et de parler d’elle ne doit pas se manquer (ce qu’on appela, un temps, l’Observation Raisonnée de la Langue). À condition, bien sûr, de dire que c’est un jeu. D’avoir bien à l’esprit que la langue, comme le Dieu des mystiques, ne nous doit rien. Et que nous ne devons donc ni nous étonner ni lui reprocher de ne pas répondre quelquefois à notre attente.
La langue nous manque. C’est en quoi et pourquoi nous l’aimons.
Extrait de Le goût des lettres. À retrouver dans nos Petits livres.
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