Georgia, ô Georgia

La Villa Bellevue comprenait quatre niveaux. Un rez-de-chaussée où l’on trouvait salon, salle-à-manger et cuisine, un premier étage où habitaient les parents, un deuxième étage qu’occupait la grand-mère. Dans les combles, enfin, deux chambres étaient réservées aux domestiques. Depuis que sa sœur Michèle était partie à Paris, où elle faisait des études de droit, Hélène avait quitté l’étage de ses parents pour investir la chambre que celle-ci avait longtemps occupée et qui était mitoyenne de celle de sa grand-mère.

La première fois que j’ai franchi la porte de la villa, c’était au début de notre relation. J’avais sonné et une domestique m’avait fait entrer au salon, où elle m’avait abandonné en me disant que Mademoiselle ne tarderait pas à descendre. Les fenêtres étaient grandes ouvertes, au moins deux gros bouquets de fleurs étaient disposés sur les meubles et le soleil se réfractait dans les miroirs. Mais ce n’est pas Hélène qui est entrée d’abord. Pour une raison inconnue, son père était chez lui ce matin-là. Il a été surpris de me voir. Il était grand et lourd, il ressemblait à un certain romancier russe, chasseur de papillons. Il a dit, d’une voix grave : "Vous venez pour ma fille ?
-- Je suis un ami d’Hélène, Monsieur.
-- Comment vous appelez-vous ? Hélène a beaucoup d'amis, je crois. 
-- Je m’appelle Paul Duteil. Je suis étudiant en musique."
Le colosse paraissait mécontent. On aurait dit un ogre. il a répété : "Étudiant en musique…" Il semblait réfléchir, puis il a ajouté : "Je jouais du piano quand j’étais jeune. Du jazz. Je n’étais pas mauvais. Il m’arrivait de jouer dans les bars. Ensuite, j’ai fait en sorte de gagner ma vie et de sauver celles des autres." 
Le ton n’avait rien d’aimable. Mais je n’étais pas certain de m’être attendu à autre chose. Quand il devait s’adresser ainsi à ses internes et aux autres personnes de son service, ceux-ci devaient avoir envie de s’enfoncer dans le sol. Mais je ne faisais pas partie de son équipe.

Hélène est entrée par une autre porte. C’était comme au théâtre. Elle avait entendu la dernière réplique et elle a soudain pali. Elle regardait son père, la mâchoire serrée. J’ai cru qu’elle allait pleurer, mais c’est lui le premier qui a détourné les yeux et la tête. Je crois qu’il a haussé les épaules et il est sorti.

Dans les escaliers, comme nous descendions, elle m’a dit : "Désormais, tu m’attendras en bas". Je n’ai pas répondu et nous n’en avons plus parlé. L’incident me paraissait dérisoire. J’aurais pu en rire avec Hélène. Mon père avait insisté pour que je fasse médecine. Je crois qu’il aurait approuvé le propos du professeur Agassi. Mais j’avais renoncé à le satisfaire. Je savais que cela n’était plus dans l’ordre du possible. Et Hélène n’était pas d’humeur à plaisanter.

Les vacances d’été de la famille Agassi se passaient dans un chalet près de Davos, le plus souvent découpées en deux périodes durant lesquelles le professeur pouvait se rendre disponible. Et j’ai compris assez tôt qu’Hélène mettait en place, cette année-là, une stratégie pour que ses parents lui permettent de rester à Nice pendant la première semaine qu’ils séjourneraient en Suisse.

Je devinais qu’elle prévoyait de faire découvrir à Imrân les charmes de la Villa Bellevue, même si elle ne m’en disait rien. Et cela m’amusait plutôt. Mais sans doute ne mesurais-je pas les trésors de ruse qu’il lui fallait employer. J’avais réussi, pour ma part, au cours des derniers mois, à devenir un disciple direct et un collaborateur de Pierre Henry, ce qui me remplissait de bonheur et de fierté, mais me rendait moins attentif aux états d’âme de ma jeune amie. Puis un matin, comme j’étais à Nice, dans mon studio voisin du Parc Impérial, elle m’a appelé pour m’inviter à venir passer la soirée avec elle. 
— Tu veux dire chez tes parents ?
— Enfin, oui, chez moi. Mes parents sont partis à l’aube, pas pour très longtemps, mais ce sera mieux que rien. Et, pour ce soir, Sonia nous a laissé de la salade de poulpe et je préparerai moi-même les cocktails. 

Cette soirée fut étrange. Elle aurait dû être joyeuse et elle ne le fut pas. Nous sommes restés un long moment dans sa chambre à écouter de la musique. Sur sa table de chevet, il y avait un livre de Truman Capote en traduction française. Il s’intitulait La traversée de l’été. J’ai lu le texte imprimé en quatrième de couverture et je lui ai dit :
— Ce livre raconte ton histoire ?
— Pas tout à fait la même, mais oui, ça lui ressemble.
Puis nous sommes descendus à la cuisine. Nous avons rempli nos assiettes et nous sommes passés au salon. Hélène est allée chercher une bouteille de whisky. Elle s’est installée sur le tapis, en position du tailleur. J’ai remis de la musique. C’était cette fois Terry Riley. Je lui ai dit :
— Tu crains qu’il ne vienne pas ?
— Mais non, bien sûr qu’il viendra. Si tu vois où il habite. On lui lavera son linge. On lui fera prendre un bain, on lui coupera les ongles. Il dormira dans un vrai lit. Il mangera tout ce qui se trouve dans le réfrigérateur. J’ai fait en sorte que ne manquions pas de cigarettes ni d’alcools. Nous danserons peut-être. Cela pendant trois jours, quatre peut-être. Ensuite, il ira retrouver ses copains.

Elle a voulu danser. Nous avons éteint le maximum de lumières. J’ai choisi Georgia de Ray Charles dans sa version la plus longue. Comme elle était en chaussettes, elle a posé ses pieds sur les miens et nous avons ri de tanguer maladroitement comme des pantins. No peace, no peace I find / Just an old, sweet song… Mais ensuite elle a pleuré. Elle voulait que je reste. Elle était ivre. Nous sommes montés dans sa chambre. Elle s’est couchée. J’étais assis près d’elle. Quand elle s’est endormie, elle a lâché ma main.

Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres. 

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