Imrân
Chaque soir, quand il avait fini son travail, que le garage était fermé, qu’il avait dit au revoir à son patron et aux autres ouvriers, Imrân allait boire un thé à la menthe à la terrasse d’un café qui faisait PMU, sur un place de Levens. Celle-ci était ornée de grands platanes. On y jouait à la pétanque en buvant des pastis. Imrân ne touchait pas à l’alcool, ni d’ailleurs aux boules, mais il lui arrivait de compter les points.
Ce thé à la menthe était le rituel paisible et quotidien qui le rattachait à l’Algérie. Chaque été, il retournait à Hussein-Dey pour embrasser ses parents et les autres membres de sa famille. Mais chaque été, il lui était plus difficile de s’y sentir chez lui. Il parlait juste assez bien l’arabe pour s’entretenir avec les siens. Le reste de l’année, quand l’un d’entre eux était malade, ou quand lui-même était malade, ou seulement trop triste de les sentir si loin, il y avait une cabine téléphonique dressée sous un lampadaire. Il s’y tenait debout aux heures du soir où la communication était la moins chère. L’hiver il grelottait de froid, l’été il étouffait et sa chemise se trempait de sueur, sans qu’il se résolve à raccrocher avant d’avoir parlé, ri et pleuré avec chacun.
Plus près de lui, il y avait sa sœur aînée, Fatima, qui habitait à Nice, dans le quartier des Moulins. Fatima était sa fierté et celle de leurs parents. Elle était belle, intelligente. Elle était mariée à un policier originaire du sud-ouest, et elle avait deux filles. Elle terminait des études supérieures de sociologie, et surtout elle était l’une des principales responsables du comité de quartier.
Aux Moulins, tout le monde la connaissait. On savait qu’on pouvait compter sur elle pour gérer les nécessités de la vie courante. Quand un ascenseur était en panne, quand les poubelles n’étaient pas enlevées, quand les rats revenaient, quand il fallait aller discuter avec le directeur de l’école à propos du ramadan ou pour préparer la fête annuelle où l’on vendrait des pâtisseries confectionnées à la maison, Fatima servait d’intermédiaire.
La question difficile concernait la présence des dealers dans les halls d’immeubles, ainsi que les patrouilles qu’ils faisaient dans les squares, avec des chiens. Une fois ou deux dans l’année, on ne savait trop pourquoi, la situation s'envenimait. Des voitures brûlaient, des véhicules de la police ou des pompiers étaient caillassés par des individus cagoulés que les caméras filmaient de loin.
Au nom des habitants du quartier, Fatima demandait la plus grande sévérité à leur égard, mais elle n’était pas entendue. Les meneurs étaient connus. Dix fois par an, la police trouvait motif à les conduire devant les juges, et dix fois par an ceux-ci les remettaient en liberté.
Le samedi, Imrân descendait à Nice pour s’occuper de ses nièces. Ainsi, Fatima et Serge pouvaient aller faire des courses à Cap 3000. Un samedi matin, un incident minime et curieux s’était produit qu’Imrân, plus tard, devait raconter à Hélène.
Le maire de la ville, le préfet et une escouade d’élus et de fonctionnaires s’étaient déplacés, suite à des incidents qui s’étaient répétés durant plusieurs nuits et qui avaient donné lieu à des reportages télévisés. Parmi les conseillers du préfet se trouvait une certaine Tayri S., originaire d’Algérie, connue pour sa haute compétence et sa détermination. Fatima avait eu affaire à elle à plusieurs reprises, elles s’étaient parlé au téléphone, elles avaient collaboré efficacement et avec plaisir, mais sans jamais se rencontrer. Ce matin-là, un adjoint les avait présentées l’une à l’autre. Ou plutôt, il avait présenté Fatima, qui était une simple habitante du quartier, à Tayri S. qui était un haut fonctionnaire, en passe de devenir préfet. Or, Tayri était berbère. Et, en voyant Fatima, elle avait cru que celle-ci l’était aussi.
Les deux femmes étaient du même âge. Le visage de Tayri s’était illuminé d’un grand sourire, et elle avait tendu une main à Fatima en lui disant : "Oh, comme je suis heureuse de te rencontrer. Tu es ravissante et je vois que tu es berbère, toi aussi." Ces mots ont arrêté Fatima dans son élan. Elle n’a pas pris la main de Tayri. Elle a dit : "Berbère ? Non, qu’est-ce qui vous fait penser cela ?" Et Tayri a compris tout de suite qu’elle avait commis une maladresse. Elle a dit : "Oh pardon, c’est que, voyez-vous, vous portez des boucles d’oreilles." Fatima, du bout des doigts, a caressé une longue boucle de cuivre qui pendait à son oreille, et elle a dit en redressant la tête : "Je comprends, mais non. Je suis algérienne, arabe, musulmane, et je porte cependant des boucles d’oreilles parce que cela me fait plaisir."
Imrân racontait cette histoire à Hélène alors qu’ils se trouvaient assis sur un banc, assez haut devant la mer, et il a ajouté ceci : "Mon beau-frère Serge assistait à la scène, il était près de moi, et quand la préfète a tourné les talons, il a passé son bras serré autour de mon cou, il m’a obligé à plier le buste et de l’autre main il m’a frotté les cheveux, en me disant : 'C’est quelqu’un, ta sœur !'"
Enfin, un soir, j’étais à Paris, le téléphone a sonné, c’était Hélène et elle m’a dit : "Imrân est mort, Paul, tu m’entends. Sa moto a manqué un virage sur la haute corniche. Ils disent que c’est un accident."
Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres.
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