Le père de Valentine

Peut-on imaginer l’art d’un artiste qui ne chercherait pas à vous éblouir ? Pas même à vous séduire ? Pas même à attirer sur lui votre attention ? L’art d’un artiste qui ne se donnerait pas pour but de vous émouvoir, de vous bouleverser outre mesure, ni de vous déranger en aucune façon ? Mais plutôt celui de vous accompagner, de soutenir votre rythme cardiaque, d’animer aussi discrètement que possible l’air ambiant ? De vous ménager ainsi un environnement rêveur et amical, stylé, propice et tendrement nostalgique ?

Cet art se déploierait dans un horizon qui ne serait déjà plus celui tracé par James Joyce, Stravinsky et Picasso. On n’aurait plus à y fournir ni à y attendre aucun exploit. Le premier qui s’y colle, peut-être, c’est Miles Davis, dans l’album Kind Of Blue paru en août 1959. Miles avait été le trompettiste de Charlie Parker, qui meurt en 1955. Quatre ans plus tard il faut tourner la page du be-bop, montrer l’invention de quelque chose qui ne rivalise pas avec l’intensité, la vitesse et la virtuosité amère et déchirante de l’Oiseau. Qui rompe le cadre de la tonalité, avec ses mesures comptées, ses accords enchaînés, une conclusion attendue et comme inévitable.

Kind Of Blue est l’œuvre d’abord d’un extra-terrestre surdoué et taiseux, entouré de complices dont chacun est libre d’organiser son propos calmement, dans le mode indiqué, et de garder la parole aussi longtemps qu’il a quelque chose à dire. Dans les décennies qui suivent, il devient l’album le mieux coté et le plus vendu de toute l’histoire du jazz.

Lucien a enseigné le jazz et l’improvisation au conservatoire de Bordeaux. À côté de cela, il a fait de la scène. L’hiver au conservatoire, l’été sur les routes des festivals. Il ne se risque pas à former un groupe, ce n’est pas un leader, quelquefois il se produit en solo, mais le plus souvent il répond à des invitations qui lui sont adressées par d’anciens élèves. Son nom donne de la crédibilité à un projet. On aime ce qu’il fait, on le respecte. 

Le style de Lucien est influencé par Chet Baker. Comme Chet, il souffle dans son instrument des notes étirées, à la limite de l’audible, qu’il prolonge par la voix. Il fait vibrer sa voix très haut dans le masque, ou quelquefois il va la chercher au plus profond de son abdomen. Et on croit entendre la mer, le vent qui souffle la nuit sous le ponton de la plage, quand vous avez réussi à y attirer une femme que vous tenez par la main, et que les galets qui roulent sous vos pieds vous font tanguer et rire ensemble comme des ivrognes. Jusqu’à ce que vos bras s'emmêlent enfin dans vos manteaux ouverts et que vos bouches se collent. Ou, pire, quand vous êtes seul à aller vous y asseoir.

L’art est le domaine dans lequel les losers réussissent. C’est pour cela qu’il intéresse tout le monde. Lucien enregistre peu, mais une fois remarquable avec Michel Petrucciani et Eddy Louis. Après Chet Baker, il ose reprendre My Funny Valentine, et ses performances finissent par ne plus porter que sur elle. Chaque fois qu’on lui en donne l’occasion, il y ajoute une laisse, une liane.

De mon côté, j’ai fait en sorte que les usagers l’entendent, mais à peine, dans le métro de Hambourg, quand s’élève l’ascenseur de certaines tours de Stockholm et de New-Delhi, dans les toilettes d’au moins un centre commercial de Dubaï où il fait trop froid et où l’éclairage est violent.

Je l’appelle un soir pour lui demander quels souvenirs il garde de ce séjour que nous avions fait à Beuil les Launes. Mais il a pris sa retraite du conservatoire et, depuis la mort de sa femme, il n’accepte aucun contrat. Il a rangé ses instruments. Il ne joue plus. Et je m’aperçois qu’il est tard, qu’il a sans doute bu ou pris des médicaments.

Il veut parler d’autre chose. Il me dit que sa fille vit encore avec lui, mais qu’on lui a proposé un poste à Paris, ou c’est peut-être un fiancé, et que bientôt elle le quittera. Et que fera-t-il alors dans cette maison trop grande et ce jardin ? Il me dit qu’il se tient debout devant la pelouse qu’il n’a pas tondue, devant les arbres qu’il n’a pas taillés, où grimpent des écureuils. Et comme j’insiste, il finit par répondre : 

— Hélène Agassi. Bien sûr que je me souviens d’Hélène Agassi. Tu nous parlais d'elle assez. Tu m’appelles au milieu de la nuit pour me parler d’elle encore. Elle était jolie. Tu ne te lassais pas de la voir t’écouter. Devant elle, tu rougissais de te croire devenu intelligent. C’était ton moment de grâce. Puis elle tournait la tête. Elle s’intéressait à quelqu’un d’autre. Toi seul l’intéressais vraiment. Pourquoi ne l’as-tu pas épousée, Paul ? Je n’ai jamais compris pourquoi tu ne l’as pas épousée. 

— Tu connais la réponse aussi bien que moi. Parce que je l’aimais. Mais je n’avais pas vu qu’il était si tard. Allons nous coucher, Lucien. Et demain, au petit déjeuner, embrasse ta fille pour moi.

Celle-ci, s’appelle Valentine. Et je l’ai connue enfant.

Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres. 

 

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