Le poignet brisé

Cette soirée à la Villa Bellevue a eu lieu un samedi. Le drame s’est déroulé le mardi suivant. Nous étions au mois d'août. La chaleur était écrasante, et pendant le week-end les voitures étaient rares. On les entendait venir de loin. Je me postais à un carrefour, près de la piscine du Piol, et je collectais ces bruits de moteur. Je me demandais comment faire pour qu’on entende en même temps la lumière si particulière qui se réfractait sur l'asphalte. Plus tard, quand Wim Wenders a montré son Paris, Texas, j’ai eu l’idée d’ajouter à ces bruits lointains et rares de moteurs de voitures quelques notes en boucle de la guitare de Ry Cooder.

Le mardi matin, il n’était pas sept heures quand le téléphone a sonné. Je m’étais endormi sans fermer les volets. Le soleil inondait la pièce. C’était Hélène. Sa voix était faible et cassée. Elle a dit (elle avait préparé le message, elle le répétait mot à mot) : “Paul, tu appelles un taxi et tu viens me chercher.” J’ai répondu : “ Hélène, que se passe-t-il ? Je prends une douche. Je suis chez toi dans un quart d’heure. 
-- Tu prendras une douche plus tard. Tu appelles un taxi et tu viens me chercher. Sans attendre. S’il te plaît. 
-- J’ai compris.”

Le ciel était d’un bleu parfait. Or, elle est sortie de la villa en imperméable, les yeux abrités derrière des lunettes de soleil. Elle ne portait qu’un petit sac de voyage. Je l’ai aidée à monter dans le taxi. Tout de suite j’ai vu des marques dans le cou et du sang dans les cheveux. Je n’ai rien dit. Elle tremblait de tous ses membres. Elle claquait des dents.

Le trajet a duré cinq minutes. Chez moi, je l’ai aidée à ôter son imperméable. Le bras gauche avait du mal à passer. Dessous, elle portait une combinaison très courte dont une bretelle déchirée laissait voir un sein. Sur ce sein, une marque de coup. Je ne voulais pas le croire. J’étais horrifiée.
-- On t’a battue, Hélène. Quelqu’un t’a battue, ici et là, et là encore. Je vois les marques. Dis-moi, qui t’a fait cela ?
-- Tais-toi, Paul, s’il te plaît. Tu es un amour. Fais-moi couler un bain.
-- Dis-moi qui t’a fait cela ? C’est Imrân ? Il est encore dans ta maison ?
-- Ce n’est pas Imrân. Imrân est parti.
-- Ce garçon t’a rendu folle. Je vais aller le tuer.
-- Tu le tueras plus tard. D’abord, fais-moi couler un bain.

Quand elle a été dans la baignoire, je n’ai rien trouvé de plus urgent que de lui laver les cheveux. C’était quelque chose que je savais faire, que j’avais déjà fait. Mais cette fois, elle avait mal partout, dans tous ses membres, et sur son crâne, en écartant ses mèches ravissantes, d’une blondeur vénitienne, ou toscane, je ne sais pas le pays, j’ai découvert une plaie de trois centimètres. 
-- Mais enfin tu me diras ce qui s’est passé. Tu t’es disputée avec Imrân ? Il en voulait à ton argent ? 
-- Je te répète qu’Imrân n’est pour rien dans cette affaire.
-- Mais alors qui ?
-- Tu ne devines pas ? Tu le connais pourtant.

Je lui ai fait avaler trois ou quatre comprimés que j’avais dans un tiroir. Elle a dormi douze heures. Quand elle s’est réveillée, elle avait très mal au poignet. Elle ne pouvait plus se servir de sa main. J’ai appelé un médecin. Nous étions convenus de dire qu’elle s’était faite agresser dans la rue. Le médecin a déclaré que le poignet était cassé, des tendons déchirés. Il lui a posé une attelle provisoire. Mais le lendemain, sans faute, il faudrait aller à l’hôpital.

Quand la lumière a décliné, je lui ai préparé un bol de riz blanc avec des crevettes. Notre menu préféré. Nous avons écouté Neil Young, seulement Neil Young, en buvant de la tisane et en fumant un peu de cannabis. Quand j’ai éteint la lumière électrique, j’ai laissé une bougie allumée. Dans le lit, elle me tournait le dos. “Tiens-moi, serre-moi, Paul. Tu ne dois pas me laisser.” Lovée contre moi, elle m’a raconté.

Le professeur Agassi était arrivé de Suisse à six heures du matin. Seul. Il est entré directement, sans hésiter, dans la chambre de sa fille. Il a tiré de son lit Imrân qui était nu. Il lui a administré une paire de claques magistrales, il a jeté par la fenêtre ses vêtements qui traînaient sur une chaise, et il lui a dit : “Tu as très exactement trois minutes avant de prendre le même chemin.” Le jeune homme n’a pas répliqué. Exit Imrân.

Ensuite, ça a été son tour. Il l’a sortie du lit, vêtue de cette seule combinaison, en la tirant par une main. Puis, cette main, il ne l’a plus lâchée. Il a fait voler son enfant à travers la pièce, un peu comme Fred Astaire fait valser Ginger Rogers, mais quant à lui avec une brutalité extrême, si bien que le crâne d’Hélène a cogné sur le miroir de la garde-robe, que le sang a giclé. Puis il l’a ramenée vers lui, tout comme encore aurait fait Fred Astaire, mais cette fois pour la frapper à poings fermés. Plusieurs coups. Jusqu’à ce qu’elle tombe. Qu’elle supplie, blottie sur le sol. Et des coups assénés encore. Il l’a traitée de pute. Juste bonne pour les Arabes.
-- Et tu peux le dire à qui tu veux, que je t'ai fait mal. Tu peux en parler à qui tu veux.
Puis, il est reparti.

Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres. 


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