Manières d'être
Il y a des moments où j’habite en ville, dans un petite rue où les maisons sont basses, où il n’y a pas de commerces, rien que le tramway qui passe, jour et nuit, faisant entendre le tintement de sa cloche fêlée, et d’autres moments où j’habite la forêt. Et ce n’est pourtant pas que je passerais de l’une à l’autre, que je changerais de maison. Ce n’est pas à mon âge que je songerais à avoir deux maisons, l’une pour je ne sais quels moments et l’autre pour je ne sais quels autres moments, cela n’aurait pas de sens, aucun à tout le moins qui me convienne, que je puisse assumer. C’est juste que la maison que j’habite se situe quelquefois dans la ville et d’autres fois dans la forêt, et que, dans les deux cas, je suis seul à l’habiter, et seul aussi à me promener, à fouiner alentour, à explorer. Je le fais à différentes heures du jour et de la nuit. Sans jamais m’éloigner beaucoup. Je ferme la porte derrière moi, je me raconte que je pars en voyage en emportant un sac à dos qui contient une pomme, des noisettes, un morceau de fromage, et bien sûr un couteau. Je respire avec gourmandise l’air du dehors, mais en réalité je ne vais jamais bien loin, je me contente d’explorer indéfiniment les chemins alentour.
Parfois, la nuit, je quitte ma maison de la ville, où je dormais au milieu de mes livres et de quelques ustensiles de cuisine, pour me retrouver inexplicablement sous les branches des arbres et sous les étoiles de la forêt, comme à d’autres moments je quitte les mêmes livres de ma maison de la forêt pour me retrouver dans la rue déserte où passe le tramway. Est-ce que j’y monte ? Il m’est arrivé de le faire, je sais ainsi qu’il conduit au grand hôpital qui est ouvert et éclairé à toutes les heures du jour et de la nuit. Je me souviens que pendant une période de ma vie j’ai beaucoup fréquenté cet hôpital, je m’y rendais seul, la nuit et le jour, pour visiter une personne qui me ressemblait, qui pouvait être ma femme ou ma sœur, un double de moi, et qui souffrait. Je revois la lumière blanche dans les couloirs de l’hôpital et je revois que je pleurais. À présent, je ne monte plus dans le tramway. Je le laisse filer loin devant, qu’il aille où il veut, sans lui courir après.
Je sais aussi qu’il va au port et qu’il en revient. Je me souviens qu’à un moment de ma vie, je suis arrivé au port, par bateau, puis, qu’une fois débarqué, j’ai pris le tramway qui m’a conduit jusqu’ici, c’était il y a bien longtemps, ne me demandez pas de quel pays je venais, de quel lointain rivage ensoleillé, le soleil aujourd’hui ne me remplit pas de bonheur, c’est le moins qu’on puisse dire, les heures et les jours où il brille, ce sont ceux où je reste chez moi, où je dors, entouré de mes livres, mais sans doute que ces lointains rivages n’étaient pas sans mérite, ils étaient blancs de sable et de lumière, et je n’y étais pas plus malheureux qu’un autre, mais à présent c’est à peine s’il m’arrive d’allumer le feu pour faire bouillir de l’eau dans une casserole.
Je m’assieds dans un fauteuil pour lire un livre. Il se trouve quelquefois un mince rayon de soleil qui pénètre en oblique jusqu’à mon fauteuil. Je ne dis pas non. Je ne le refuse pas. Douillet comme le ronronnement d’un chat. Je relis toujours les mêmes livres, avec assez d’attention pour oublier le feu sous la casserole. L’eau est en train de bouillir. La buée a envahi la pièce et colle aux verres de mes lunettes. Je finis par me lever. J’éteins le feu et je regarde par la fenêtre quelle est la lumière du dehors, si par bonheur il pleut sous les branches des arbres, exaltant les odeurs de la terre. Dans mon histoire, il y a toujours des champignons à cueillir. Le temps ne passe pas. Depuis la mort de ma femme, ou de ma sœur, je n’ai pas vu passer une heure. Alors, sans attendre, j’attrape mon sac, mon blouson, mon bonnet et me voilà parti. Ô je ne m’éloigne pas. Je tourne autour de ma maison. Comme ferait un chat. Parfois jusqu’à la rivière. Et je reviens bien vite.
Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres.
Commentaires