MeToo
-- Tu me dis qu’Imrân est mort ? Qu’il a eu un accident de moto ?
-- Non, Paul, écoute-moi, je te dis que ce n’est pas un accident !
Elle pleurait. Elle haletait. Elle s’est interrompue :
-- Attends, je raccroche, je vais chercher un mouchoir et boire un verre d’eau. L’instant d’après, le téléphone a sonné de nouveau. Cette fois elle reniflait et elle inhalait en même temps la fumée d’une cigarette. C’est moi qui ai repris la parole. J’ai dit :
-- J’ai bien compris que sa moto a quitté la route ?
--Elle a fait une chute de deux cents mètres, elle a volé.
-- Je t’entends, Hélène. C’est terrible. Mais où es-tu ?
-- Je suis à Nice. Il avait mon numéro de téléphone dans sa poche. Ils m’ont appelé. Pas de traces de freinage. Un autre véhicule l’a poussé, l’a éjecté de la route.
-- La police a dit cela ?
-- La police ne dit rien. Ils ne comprennent pas. Ils pencheraient pour le suicide, mais quelqu’un lui en voulait.
-- Mais qui pouvait lui en vouloir, Hélène ? Tu ne parles pas de ton père ?
-- Je parle de mon père, bien sûr. Il l’avait menacé.
-- Mais pour quelle raison ?
-- Parce que j’ai couché avec lui, Paul. Il n’y a pas à chercher d’autre raison.
-- Mais quand as-tu couché avec lui ? Cela remonte à combien d’années ?
-- La fois où mon père m’a cassé le poignet, et où tu es venu me chercher, cela remonte à cinq ans.
-- Et tu penses qu’après cinq ans…
-- En fait, nous nous sommes revus, Imrân et moi, il n’y a pas longtemps. C’était de la folie. J’étais folle.
-- Tu veux dire…
-- Je veux dire que j’ai passé une nuit avec Imran il y a moins de deux mois, et qu’une voiture a pu le heurter à l’arrière, et le pousser dans le précipice.
-- Je ne comprends pas, Hélène.
-- J’étais venue à Monaco pour faire des photos. Et un après-midi, je suis montée à Levens. Je voulais le revoir. Savoir s’il travaillait toujours dans son garage. Je n’avais pas de nouvelles. J’ai demandé un plein d’essence. Il paraissait surpris. Pas forcément content. Ensuite, j’ai attendu que le garage ferme. Il était six heures quand il m’a rejointe. Il est monté à côté de moi, et nous sommes partis vers la montagne.
-- Vous ne vous étiez jamais revus auparavant ?
-- Jamais, tu peux me croire. Nous sommes parvenus à une station de sport d’hiver. Je ne sais plus son nom. Nous avons dîné dans un grand hôtel. Devant les pistes où il n’y avait pas de neige, seulement les remonte-pente arrêtés. Ensuite, pas question de reprendre la voiture. Dans la nuit, Imran m’a dit qu’il avait peur. Que des hommes, envoyés par mon père, lui avaient fait jurer de ne plus jamais me revoir. Et quelques jours plus tard, sa moto bascule dans le vide. J’aurais pu ne jamais l’apprendre. C’est sa sœur, Fatima, qui m’a appelée. On lui a remis un bout de carton avec mon numéro de téléphone. On l’avait retrouvé dans une poche de son jean.
-- Mais pourquoi cette violence horrible, Hélène ? Qu'imagines-tu ?
-- Je n’imagine rien, Paul, et je croyais que tu avais compris, déjà, il y a cinq ans.
-- Parce que tu étais sa maîtresse ? C’est ce que tu veux dire ?
-- Parce qu’il a fait de moi sa maîtresse, Paul. Lorsque j’étais enfant, à la Villa Bellevue. Je croyais que tu le savais. Mais à quoi penses-tu ? Écoutes-tu les gens ?
La famille d’Imran a demandé une enquête. Celle-ci n’a rien donné. Après quoi, nous ne nous sommes plus revus, ni parlé, Hélène et moi, pendant très longtemps. Elle a divorcé d’avec Emilio. Elle n’a pas eu d’enfant. Elle s’est installée à New York, où elle a vécu en couple avec une écrivaine. J’avais des nouvelles par les magazines. Elle devenait célèbre. De mon côté, j’avais quitté mon studio de la rue Notre Dame des Champs, puis un jour, par hasard, bien des années plus tard, j’ai appris que celui-ci était à vendre. Alors, je l’ai acheté. Non pas pour l’habiter, j’habitais Montparnasse, mais pour le meubler comme il était alors, dans l’ancien temps. Enfin, le Musée de la Mode a annoncé qu’il lui consacrait une rétrospective. Le soir du vernissage, il y a eu une cérémonie au cours de laquelle, pour la première fois, Hélène Agassi a fait état de l’inceste dont elle avait été victime dans son enfance. Je voyais cela à la télévision. Deux heures plus tard, le téléphone a sonné.
-- J’étais bien ?
-- Tu as été parfaite.
-- Le monsieur qui m’a donné ton numéro de portable m’a dit aussi que tu avais acheté notre studio.
-- C’est exact.
-- Et que tu l’avais meublé à l’identique.
-- C’est vrai aussi.
-- On peut toujours compter sur ton riz aux crevettes ?
-- Et sur mes vieux vinyles. Il suffit de choisir une date.
Elle est revenue s’installer à Paris. Nous étions à deux rues l’un de l’autre. Le soir, nous allions acheter notre fromage à la même crémerie. Mais elle était incroyablement mince, du 36-38 chez Sonia Rykiel, et elle ne quittait pas la cigarette. Elle est tombée malade. Et je l’ai perdue.
J’espérais que ce récit m’occuperait plus longtemps. J’ai dû oublier des choses. Si c’est le cas, je les ajouterai ailleurs, sans doute en changeant les noms.
Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres.
Commentaires
Hélène a vieilli. Elle veut en finir. La déclaration qu’elle fait lui donne l’occasion d’appeler le narrateur et de renouer avec lui. C’est comme un coming out. Et cela permet de refermer l’histoire.
Cette histoire est inspirée par un petit roman posthume de Truman Capote. La traversée de l’été, que je cite dans le texte. Une réussite absolue, une merveille, jusque dans le dernier quart, où on a le sentiment que l’auteur ne sait pas comment en finir. Je m’interrogeais sur les raisons de cet échec (relatif). Dans Villa Bellevue j’ai essayé de donner la réponse que Capote n’a pas donnée.
La question de MeToo, et peut-être sa limite, tient probablement au fait que le mouvement s’attache à revêtir un caractère juridique. Or, au moins pour ce qui concerne l’inceste, il n’est pas absolument nécessaire qu’il ait été réalisé. Des adultes peuvent imposer aux enfants des situations incestueuses sans les avoir jamais touchés. Dans ce cas, on dit que la victime fantasme. On pourrait ajouter que le fantasme est bien provoqué par l’adulte, et qu’il risque, pour autant, d’avoir des effets nocifs et durables. Mais la loi n’y peut rien.