Only You

Le bruit des pas dans la neige est l’un des plus parfaits. Surtout quand c’est la nuit, et que la chute de la température a rendu la surface de la neige dure et craquante comme du verre. Je ne lui vois d’équivalent que le clapotement de l’eau dans un bassin, quand tinte une cloche dans la demi-obscurité d’un soir d’hiver. On peut souhaiter que cela se produise sous un toit de planches qui laisse voir, au loin, des sommets enneigés. Souvenez-vous : le corps d’un homme debout dans un bassin baigné par les ombres du soir, et le clapotement de l’eau. Avec l’odeur du savon qui fond dans une cuvette d’eau plus chaude encore. Qui fume. Avec, au loin, des sommets qui se dressent dans un reste de clarté. Dans la transparence d’un bleu bordé de nuages. Il les contemple en se tenant debout, immobile, les bras croisés. Il tremble de tout son corps. Il résiste au froid aussi longtemps qu’il peut. Puis il s’immerge pour se réchauffer, fléchissant les jambes, les yeux ouverts, et l’eau se fait entendre autour de lui, dans la buée qui s’élève, dans laquelle il s’efface.

Le samedi, nos amis ont eu la permission de minuit. Nous l'attendions. Il était convenu qu’après dîner nous irions danser à Valberg, et qu’à minuit sonnant le bus nous attendrait sur une place du village pour nous ramener au bercail. Mais ce bus est tombé en panne. Comme nous dansions, la réception de la boîte de nuit a reçu un appel téléphonique. On la chargeait de nous avertir que nous devrions redescendre par nos propres moyens. Il était tard. Tout de suite des couples de clients nous ont proposé de nous raccompagner dans leurs voitures. Des équipages joyeux s’organisaient. Mais Hélène n’était pas pressée de partir, et elle a annoncé qu’elle descendrait à pied. Qui m’aime me suive.

Nous avons été une dizaine à prendre son parti. Sa garde rapprochée. Je n’avais pas dansé une seule fois avec elle, nous ne nous étions pas adressé une seule fois la parole. Mais, malgré moi, je ne l’avais pas quittée du regard. Je ne me souviens plus de la musique. Peut-être seulement d’un Only You qu’elle a dansé avec un homme de quarante ans de qui elle détournait les yeux et la bouche. Et puis, nous nous sommes retrouvés sur la route. Nous n’avions pas de torches électriques, c’est à peine si nous voyions où nous mettions les pieds, et la neige dans laquelle nous marchions s’était recouverte d’une couche de glace, si bien que manquions à chaque pas de glisser. 

Nous butions sur les congères. Notre colonne se distendait. J'avançais sans trop savoir qui était devant et qui était derrière. Seulement des ombres encapuchonnées. Je concentrais mon attention sur le bruit que faisaient mes chaussures. Sur le froufrou de quelques étoiles que je j’apercevais dans le ciel, sous le capuchon de mon anorak. Jusqu’à ce que je voie devant moi une ombre s’arrêter. Quand je suis arrivé à sa hauteur, une main est sortie d’une poche pour se glisser dans la mienne.
— Je peux marcher avec toi ?
J’ai reconnu la voix d’Hélène. Comme j'hésitais à le croire, je me suis tourné vers elle et j’ai reconnu son visage qui me souriait. Nous avons continué ainsi. Nos deux mains se tenaient dans le secret de la poche. Nous ne disions rien.

Nous avions progressé d’un kilomètre peut-être quand une automobile, descendant de Valberg, s’est arrêtée près de nous. Une vitre s’est baissée et la passagère nous a demandé si nous voulions monter. Hélène a répondu que non, nous préférions marcher. Le conducteur s’est alors incliné à son tour, et il a dit: 
— Savez-vous au moins quelle température il fait ? 
Comme nous n’en avions aucune idée, il nous a indiqué un chiffre qui nous a fait frémir. Mais Hélène a encore déclaré que nous n’avions pas froid. Ils ont ri.
— Tant pis pour vous. Mais soyez prudents. 
L’automobile a redemarré. Nous avons vu qu’elle chargeait devant nous deux ou trois de nos camarades, et nous avons continué.

Nous étions seuls désormais. Il n’y avait plus que le bruit de nos souffles en plus de celui de nos pas. Puis soudain Hélène s’est arrêtée. Elle a sorti sa main de ma poche et elle m’a demandé de lui donner la mienne.
— Donne-moi ta main, Paul. 
Ce que j’ai fait. Alors elle a retiré le gant que je portais, puis elle a retiré le sien, et nos deux mains nues ont replongé dans ma poche. Nous sommes repartis. Cette fois, nos doigts s’enlaçaient.

Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres. 

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