Une femme et un homme
Que s’est-il passé ensuite ? Hélène est venue habiter Paris. Officiellement elle faisait des études d’art. Cela consistait principalement pour elle à fréquenter les terrasses de café, les cinémas de Saint Germain des Prés et la bibliothèque du Centre Beaubourg. Deux ans plus tard, elle était mariée à un riche Italien et elle habitait Milan. Quand elle était de passage à Paris, nous nous retrouvions dans un jardin et elle m’expliquait qu’Emilio voulait d’elle un enfant, mais qu’elle n'était pas prête, qu’elle ne le serait peut-être jamais, comment le lui faire comprendre ? Ensuite nous allions chez moi.
J’habitais, à l’époque, un studio situé tout au haut d’un immeuble de la rue Notre Dame des Champs. Je m’étais mis à la cuisine japonaise. Tandis que je m’activais à la planche à découper, elle ôtait ses chaussures et, derrière mon dos, dans ce minuscule espace, elle faisait l’inventaire de ce qui avait changé.
Elle fouillait partout et commentait ses découvertes. Elle cherchait, bien sûr, à glaner des informations sur ma vie amoureuse. Je ne détestais pas qu’elle soit curieuse. Je la laissais fouiller. C’était notre rituel. Et comme, sur les étagères et même dans les tiroirs et dans l’unique placard, elle ne trouvait aucun indice, ou plutôt que ceux qu’elle trouvait étaient contradictoires, elle finissait par me poser la question : "Mais en ce moment, Paul, tu vois quelqu’un ?" À quoi je répondais que je voyais ma psychanalyste, deux fois par semaine, que celle-ci était très jolie, sexy, que je payais cher pour des séances très courtes, mais que je ne couchais pas avec elle, et que d’ailleurs elle me parlait à peine. Cela la faisait rire.
Après dîner, je changeais la musique (je me souviens de la soirée où je lui ai fait écouter pour la première fois celle de Brian Eno), puis nous allions nous asseoir sur mon canapé. Je tirais à nous l’abat-jour du lampadaire, au bout de sa tige flexible, comme le cou d’une girafe, et elle me montrait des photos. Certaines qu’elle avait prises elle-même mais d’autres aussi qu’elle découpait dans des magazines.
Elle travaillait à définir un goût nouveau, ou peut-être plusieurs. Elle s’intéressait aux célébrités comme aux anonymes, au style que certaines personnes savaient se donner avec des vêtements quelquefois luxueux, d’autres fois très pauvres, en fonction de leur corps, de leur âge, du lieu où elles vivaient. Où elles zonaient. Elle parlait volontiers de dégaines.
Elle venait de découvrir le travail de Rei Kawakubo, dont la première boutique venait d’ouvrir à Tokyo, bien avant la création de la marque Comme des garçons. Elle fréquentait celle d’Agnès B., rue du Jour, où des oiseaux volaient en liberté, dans le quartier des Halles, et celle de Kenzo, place des Victoires. Mais aussi, il lui arrivait depuis peu d’arrêter des personnes dans la rue pour leur demander si elles voulaient bien qu’elle les shoote (oui ici, au milieu du trottoir, et inutile qu’elles se recoiffent). Puis elle leur laissait sa carte de visite, en leur promettant de leur envoyer un tirage des meilleures clichés pour peu qu’elles en fassent la demande.
Elle imaginait de réunir, chaque année, dans un volumineux album, les photos qu’elle aurait faites ou qu’elle aurait récoltées au cours des derniers mois. Et d’en proposer des copies à un petit nombre de professionnels ou d’amateurs.
— Tu crois que quelqu’un serait prêt à payer pour cela ?
— Sans doute, et même assez cher. Mais il faudra que tu voyages, tu ne peux pas rester entre Milan et Paris.
— Tant pis, je voyagerai. Tu viendras avec moi.
— Et il faudra aussi que tu t’acquittes des droits d’auteur relatifs aux photos que tu reproduis. Tu as besoin d’un avocat, ou d’une avocate, pour s’occuper de cela.
— C’est ce que me dit Emilio. Alors, tu crois que ça pourrait marcher?
Le moment difficile était toujours celui où il fallait appeler un taxi pour qu’il la ramène. Nous avions toujours terriblement envie d’ouvrir le canapé et de dormir ensemble. Nous l’avions fait bien des fois, nous savions que nous en étions capables. Mais nous savions aussi que la séparation, ensuite, pouvaient être difficile. Nous devions garder cette option en réserve pour les cas extrêmes, quand l’un ou l’autre était détruit, au fond du trou, voire les deux. Telle était la règle que nous nous étions fixée après une déjà longue expérience et de sérieux conciliabules. À minuit, l’un disait à l’autre: "Tu crois que nous sommes dans un cas extrême ?"
C’était le signal. Alors elle remettait l’album dans son sac, cherchait ses chaussures, rajustait sa chemise blanche dans son pantalon qui paraissait toujours trop grand ("On dirait Charlot"), enfilait son manteau. Et je descendais avec elle attendre le taxi dans l’entrée de l’immeuble.
Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres.
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