Villa Bellevue
Je voulais revenir à Nice. J’imaginais d’abord quelque chose près de la mer. Je me voyais me promener le long des plages, chaque matin, au soleil ou sous une pluie transparente et fraîche, comme on en connaît ici. Partant du Negresco, j’aurais marché jusqu’au port et, en revenant, je me serais arrêté pour déjeuner près du Cours Saleya. La pluie aurait alors cessé. Le soleil serait reparu essuyé, luisant comme un sou neuf. Je pensais que je n’étais pas trop pauvre. Que l’exercice matinal suivi d’un pichet de vin rouge et d’une soupe au pistou chez Acchiardo pourraient me consoler de la solitude et de l’ennui inhérents à la vieillesse.
J’avais demandé à une agence de faire des recherches. Elle m’envoyait des dossiers numériques avec des photos. Mais les semaines passaient, et je ne trouvais rien qui me convienne. Trop petit, trop kitch, trop cher. Jusqu’au jour où, au téléphone, une jeune femme m’a parlé d’un deux-pièces rue des Boers. C’était la première fois que j’avais affaire à elle. Elle était amusante, un peu moqueuse et semblait certaine que ce deux-pièces était fait pour moi. Bien sûr, il se trouvait dans un tout autre quartier que celui que j’avais souhaité, mais avec le tramway je serais rendu en quelques minutes sur la place Massena. Et je disposerais en outre d’une terrasse exposée au sud et d’une place de parking souterrain.
— Quand vous voudrez sortir votre voiture du garage, me dit-elle, vous pourrez aller faire des promenades dans la montagne, ou même en Italie. Et, en plus, si je vous convaincs, je toucherai une commission.
Je ne me souvenais plus très bien où se trouvait la rue des Boers. Y étais-je jamais passé ? Je savais qu’elle était voisine de l’ancienne faculté des sciences. Je l’ai cherchée sur la carte, j’ai pu en suivre le tracé. J’ai vu qu’elle débouchait, au nord, sur le boulevard Gorbella, près des tennis. Et alors je me suis souvenu d’Hélène. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans quand nous nous sommes connus, et moi trois de plus. Elle habitait une jolie villa de l’avenue Bellevue où j’allais la chercher, ma raquette sous le bras. Elle me demandait de l’attendre à l’entrée. Elle descendait en pull et jupe blanche, avec un gros sac qu’elle me donnait aussitôt à porter, et nous nous en allions côte à côte, en bavardant comme de vieux camarades ou comme des cousins grandis ensemble.
Ensuite j’ai été occupé. J’avais certains ajouts et réglages à terminer pour le Parc Clichy-Batignolles, et une fois le deux-pièces acheté, j’y ai fait effectuer des travaux de peinture et de décoration. Enfin, mon appartement parisien était vaste, je l’occupais depuis plus de quinze ans, il me servait de studio et, outre mon matériel d’enregistrement et de mixage, j’y avais accumulé des livres et toutes sortes d’objets, parmi lesquels j’ai dû faire du tri pour savoir ceux que je déménagerais à Nice. Enfin il est arrivé, un après-midi de printemps, que je remonte du boulevard Gambetta avec un cactus que je venais d’acheter pour ma terrasse, et comme je gravissais l’avenue Bellevue, dans la courbe qu’elle dessine et qui semble l’arracher à la ville, je me suis arrêté devant la maison.
Je me suis souvenu de l’histoire, et j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt que je la raconte. Je ne suis pas certain d’en venir à bout, mais je peux essayer. Je me souviens d’un film dont l’action se déroule à Los Angeles, où il pleut des trombes et où l’enquêteur, Philip Marlowe, l'imperméable dégoulinant de pluie, découvre une chambre où des photos compromettantes sont prises de jeunes femmes riches qui s’y laissent entraîner.
L’intrigue est tellement compliquée que personne n’y a jamais rien compris. Ni le réalisateur, ni le scénariste, ni même l’auteur du roman dont le scénario est tiré. Mais on n’a pas de mal à se représenter que, dans cette chambre, il y a de la soie froissée, une lampe à abat-jour, de l’éther, du Rimmel et des larmes. On devine que les plus regrettables indécences y sont commises, que les jeunes femmes ont terriblement mal à la tête, tandis que dehors il pleut toujours, qu’elles ne sauraient plus dire si c’est le jour où la nuit, et que, derrière un miroir sans tain, un lourd appareil continue de prendre des photos, sans qu’elles le sachent. L’important, pour autant que je m’en souvienne, c’est que le film ne nous fait jamais entrer dans la chambre en question, et que jamais non plus il ne montre aucune de ces photos.
Hélène Agassi m’a pris pour témoin. Ce rôle implique-t-il que je raconte ce que je sais, qu’après tout ce temps j’essaie de mieux comprendre ce qui s’est passé et peut-être d’en apprendre davantage ? Je ne dors guère, la nuit. Autant mettre à profit mes insomnies. Je crois que ma décision est prise.
Extrait de Lieux dits. À retrouver dans nos Petits livres.
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