Knockin’ on Heaven Door

Le réalisateur pressenti s’avère vite incapable d’honorer aucun engagement, mais François et Jérémie ne travaillent pas avec moins de sérieux au scénario du biopic qu’ils avaient imaginé, et, une fois celui-ci ficelé, François qui connaît du monde trouve moyen de le vendre pour un bon prix à une major hollywoodienne. Cette collaboration de plusieurs mois leur a permis de mieux se connaître, en même temps que de beaucoup s’amuser, et voilà qu’à présent Jérémie a épousé une fille du coin. Il n’est plus très jeune, mais l’espoir en lui ne s’était pas éteint de fonder un jour un foyer, d’avoir des enfants, et, depuis qu’il a rencontré Jenniliee, c’est bien ce qu’il est décidé à faire et c’est ce qu’il fera avec la même application et la même simplicité qu’il met à accomplir tout ce qu’il entreprend.

Il est resté en relation avec Joseph Gavard, les deux hommes continuent de s’écrire de vraies lettres, sur papier ; mais depuis qu’il a avoué à Joseph qu’il était au-dessus de ses forces de lire les chapitres décrivant les pratiques de tortures, Jérémie ne reçoit plus les copies du livre en cours de rédaction. Il pense qu’il a été sorti de la boucle par Joseph Gavard lui-même, ce qui serait délicat de sa part, mais peut-être se trompe-t-il ; peut-être Vendredi est-il seul aujourd’hui à poursuivre le travail d’écriture. Joseph Gavard doit bien le savoir et il suffirait à Jérémie de lui poser la question, mais il n’est pas certain de vouloir connaître la réponse. Depuis qu’il s’est installé au Canada (cinq ans maintenant), il se sent délivré du passé ; le double geste commis par son père, d’assassinat puis de suicide, ne le hante plus, et il n’a plus guère envie d’entendre parler de cette ordure de Léon Charmeux, et encore moins d’en parler lui-même.

Il continue de travailler pour François Riel, il est devenu son bras droit en même temps que son ami. À côté de cela, il a acheté une ferme abandonnée qu’il a restaurée pour l’habiter avec sa femme et leurs deux enfants, et il a acheté quelques bisons, pour le plaisir d’abord de les voir courir derrière ses fenêtres, comme un phénomène sismique qui soulèverait la terre et qui dessinerait sous le ciel un tourbillon rapide et sombre comme l’orage. Leur troupeau n’a pas cessé de grossir au fil de temps, et il les traite à présent en vrai professionnel de l’élevage. Est-ce à dire qu’il n’aurait pas ses moments de noire mélancolie, comme Perceval lui-même ? Bien sûr que non. Jérémie Certeau n’est pas pétri d’une autre argile que nous.

Dans l’une des lettres adressées à Louise (oui, j’ai fini par lire une de ses lettres, c’était la nuit dernière, très tard, pour la première fois), il évoque les nuits où il se trouve seul sur une route déserte, de retour chez lui après un court voyage, et où il arrête la voiture pour mieux contempler les formes que dessinent les nuages éclairés par la lune. Il dit : « Alors, je retrouve dans ma mémoire le bruit et l’odeur de la mer vers laquelle nous finissions par aller, à Nice, aux heures les plus tardives, pour ne pas rentrer chez nous. Te souviens-tu de ces fois où nous nous sommes assis, en rang, sur les galets, pour regarder les vagues, et où nous avons attendu que le jour se lève en grelottant de froid sous nos minces chemises ? Nous avions fumé alors toutes les cigarettes de nos paquets de Gauloises. Alexandre nous avait conduits dans sa voiture, et celle-ci restait éclairée et ouverte derrière nous, avec juste un filet de musique diffusée par l’autoradio. Je collectionne sur mon iPhone les titres que nous écoutions alors. Quand je suis seul et que je m’arrête ainsi sur le bord d’une route, presque arrivé chez moi, je déclenche le dispositif. Celui-ci ne fonctionne pas toujours. C’est comme si — Knockin’ on Heaven Door — je frappais en vain aux portes du paradis. Mais quelquefois, le miracle se produit. La voix de Bob Dylan m’ouvre ces portes, et pour un instant je retrouve sur mes lèvres et sur ma langue le goût exact de nos anciens amours. »

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Commentaires

MRG a dit…
nos anciens ou anciennes amours?

il me semble que le masculin est un peu ambigu...

https://www.youtube.com/watch?v=5DeA8FPqWwc
J’entends bien. Je crois que je tiens au masculin, je ne saurais pas trop dire pourquoi. Si tu me dis quelle ambiguïté tu y vois, peut-être que je comprendrai mieux ma préférence
MRG a dit…
le féminin pluriel est spécifique à ce sens d'"amours", donc clair, alors que, habitué au féminin dans ce cas, le masculin m'oriente vers d'autres sens, comme désignant des personnes par exemple
Oui, c’est bien ça. Si je dis « Louise et Augustine ont été mes amours » (ce que laisse à entendre le texte de la lettre), amour s’entend au masculin. Elles ont été mes beaux amours, ou mes belles amoureuses, mais pas mes belles amours, en quoi on entendrait plutôt des histoires d’amours anciennes dont peu importerait à présent qui en furent l’objet. Ce qui n’est pas mon genre. Tu m’as donc aidé 🙂
« Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers, / Que j'ai gardé la forme et l'essence divine / De mes amours décomposés ! » (Ch. Baudelaire)

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