Le goût de l’amour
« Tu parles de “mélancolie noire”. L’expérience que décrit la lettre paraît plutôt heureuse. Jérémie entend la voix de Bob Dylan et celle-ci lui restitue, sur les lèvres et sur la langue, le goût de ses anciens amours.
— Dans ce qu’il ressent alors, il y a de la joie et il y a du regret.
— Il ne parle pas de regret. C’est comme chez Proust, avec sa petite madeleine. Le passé lui est rendu. Le temps est retrouvé. Et il en éprouve une joie sans partage, qui va le déterminer à se consacrer maintenant à la littérature.
— Je ne crois qu’à moitié à l’expérience dont parle Proust. Celle de Perceval me paraît plus convaincante. Il contemple trois gouttes de sang versées dans la neige par une oie qu’un faucon a blessée, et ces gouttes de sang lui évoquent Blanchefleur, la jeune fille qu’il aime et qui l’aimait aussi, mais qu’il n’a jamais possédée, qu’il a quittée sans en avoir jamais fait sa femme. Sans l’avoir déflorée, acte qui aurait laissé la trace de trois gouttes de sang rouge sur le blanc de leur drap.
— Tu veux dire que le souvenir se rapporte à un objet qui n’a jamais été possédé.
— Exactement. La “défloraison” que j’évoque ici est bien sûr une métaphore. Personne n’a jamais possédé personne en la baisant. Peut-être avons-nous été la première génération à le savoir, je veux dire celle du Printemps 68. Nos amours se rapportaient à des personnes bien réelles mais dont nous découvrions que nous ne les posséderions jamais, et que même nous ne les connaîtrions pas davantage. J’ai dormi chaque nuit avec Louise pendant plus de quarante ans, nous avons eu des enfants, et à sa mort, j’ai découvert que je ne l’avais jamais possédée, ni même jamais connue. Que je n’avais jamais aimé et connu qu’un leurre, qu’un fantasme. Ce qui ne m’empêche pas de retrouver quelquefois le goût de l’amour que je lui portais intact sur mes lèvres. Et de m’en nourrir. »
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Commentaires
Si c'est le cas, je suis heureux que notre échange ait été le prétexte à ce beau morceau. Sur l'utilisation du masculin dans le morceau précédent, j'ai compris ton choix même si je ne suis pas tout à fait convaincu: d'abord parce que je ne vois pas de nécessité que l'évocation d'amours anciennes efface celles dont elles furent l'objet et parce que je comprend mal comment on peut dans une lettre à une femme qui fut aimé, qui l'est encore, évoquer le goût de la bouche d'une autre personne qu'elle, et pire encore la mettre dans une sorte de série. Si j'en crois mon expérience, ce serait plutôt mal pris, et, ainsi, j'avais à la lecture compris "amours" au sens IV.A.1.b du CNTRL, c'est-à-dire qu'ils s'agissait des amours vécues entre Jérémie et Louise.
Maintenant sur Proust, je partage ton interrogation quant à l'expérience proustienne. J'ai même fait une série de notes autour de ça le mois dernier que je vais essayer de repêcher. C'est dire que ta remarque tombait à pic. Comme je ne suis pas sûr que mes notes ne sont pas restées trop périphériques, je vais essayer de dire ici autour de quoi je tournais. C'est à partir d'une interrogation sur la nature de la joie qu'éprouve le narrateur à l'expérience de la madeleine et aux autres expériences de mémoire involontaire: est-elle le retour, la reviviscence d'une joie ancienne ou un effet de l'expérience elle-même, de victoire sur le temps? Selon la pure doctrine proustienne, qui tend à ne présenter l'expérience du réel que sur le mode de la déception, il faudrait choisir la seconde alternative mais je trouve plusieurs passages qui impliquent la première, c'est-à-dire l'idée d'une joie perdue et retrouvée. Et j'en suis venu à me dire qu'il y a chez Proust quelque chose comme un forçage pour les besoins de sa "démonstration" (le mot est de lui) et de l'architecture de son œuvre, forçage en particulier dans l'opposition quasi ontologique qu'il pose entre mémoire volontaire et mémoire involontaire. J'ai entendu l'autre jour un chercheur (on n'a hélas pas en français un équivalent exact de l'anglais "scholar") remarquer que dans les expériences relatées par Proust la mémoire volontaire a sa part, que la pure sensation du rappel est en elle-même incapable, sans l'effort volontaire, de ramener du souvenir.
Tu parles, dans ton texte, de "mélancolie noire" et de regret. Je me disais l'autre jour, que lorsque j'ai éprouvé des expériences analogues à celles rapportées par Proust, d'une coïncidence, olfactive souvent, avec un moment du passé, elles étaient généralement accompagnées aussi d'un sentiment poignant, de nostalgie ou de mélancolie. Mais comme le remarque très justement ton protagoniste, de regret, il n'y en pas pas chez Proust. Il faudrait vérifier mais je ne crois pas qu'il y ait jamais chez celui-ci, associée aux expériences de mémoire involontaire, l'expression d'un regret, d'une nostalgie ou d'une mélancolie, alors même qu'un sentiment de cette sorte accompagne la lecture de son œuvre, que c'est, au moins la première fois, sur le fond d'un tel sentiment que se fait cette lecture.
Forçage ou pudeur, parce que si ce ne sont jamais directement des personnes que ramènent les expériences de mémoire involontaire, toute l'écriture de la Recherche est, me semble-t-il, traversée par l'expérience du deuil, deuil dont on connait les ancrages biographiques et qui affleure parfois mais qui pour l'essentiel reste mi-dit.
La première partie touche à l’intime. Je dirais néanmoins. Louise, qui reçoit cette lettre, verra sans doute comme un hommage de figurer dans la même « série » (je reprends ton mot) qu’Augustine, dans la mesure où il a toujours été clair entre eux que a) le grand amour d’Alexandre, c’est Louise, b) le grand amour de Jérémie, c’est Augustine. Dans le tout premier échange qu’Alexandre et Louise ont à propos de Jérémie, il lui dit : « En somme, il t’a fait du charme. » Et elle lui répond : « Oui, je crois, sans doute. Mais il a été très gentil. C’est un garçon très doux. » Je crois que nous avons été la première génération pour laquelle un tel échange devenait possible, entre deux très jeunes gens qui s’aimaient, et dans une large mesure mon récit est un long commentaire nostalgique de cet échange.
J’ajoute que celui-ci aurait pu figurer dans le film de Paul Thomas Anderson, Licorice Pizza, et que c’est certainement la raison pour laquelle je l’ai tellement aimé.