Jeu de langage

Benoît Subito, le célèbre spationaute, raconte qu’il a grandi à Ferrago, un village situé sur un éperon rocheux, à l’extrême sud-est de la France, près de la frontière italienne, et il ajoute qu’il boitait. Une luxation congénitale de la hanche l’empêchait de courir et de sauter avec les autres enfants. Ce handicap se laissait d’autant moins oublier que là-bas, derrière la muraille vertigineuse que la façade du village oppose aux gorges qu’elle domine, comme celle d’une forteresse dans un film d’heroic fantasy, les rues ne sont que des venelles au sol pavé et inégal, tellement étroites et tortueuses qu’il faut, pour y transporter un meuble, une bonbonne de gaz, le moindre sac de pommes de terre, un triporteur Vespa qui passe en pétaradant là où ne passerait pas une voiture.

Benoît Subito dit : « Ma condition se résumait à ce que je boitais, en même temps que j’étais l’unique enfant d’une femme aimable, qui s’intéressait à beaucoup d’hommes, et à laquelle beaucoup d’hommes s’intéressaient aussi. »

Pour bien comprendre la place que Benoît Subito et sa mère occupaient dans cette communauté, il est important d’avoir à l’esprit que Ferrago n’est pas tout à fait un village comme les autres, dans la mesure où il n’est pas peuplé seulement de vieilles personnes, comme c’est le cas de presque tous les villages de l’arrière-pays niçois, mais aussi de jeunes gens qui choisissent de vivre à l’écart de la société moderne, technologique et mercantile, en cultivant des bouts de terrains escarpés, en fabriquant et en vendant des objets artisanaux, en respectant la nature, en se nourrissant du miel de leurs propres ruches, en cultivant du cannabis, en fumant du cannabis, en jouant de divers instruments de musique, en dansant, en offrant un abri aux migrants qui franchissent clandestinement la frontière au risque de s’égarer dans la montagne et de mourir de froid, en pratiquant le yoga, la méditation, en partageant beaucoup de choses, au premier rang desquelles les tisanes, les champignons et l’éducation des enfants, qu’ils ont nombreux et qui marchent fièrement les cheveux au vent et les jambes nues été comme hiver. Les personnes qui s’y sont retirées affirment qu’on vit à Ferrago plus heureux qu’ailleurs, et on veut bien les croire ; en revanche, il est difficile d’imaginer qu’un enfant ayant grandi là-bas ait une chance de devenir un jour un spationaute parmi les plus brillants de la planète, surtout s’il commence sa vie en boitant, et encore qu’un commentateur ait dit un jour qu’habiter à Ferrago, c’était comme habiter sur la lune. Et pourtant, c’est bien ce qui est arrivé à Benoît Subito. Et comment explique-t-il qu’il ait eu ce privilège  ? Il le fait en parlant de sa mère, qui était la plus merveilleuse des mères, la plus fantaisist, mais aussi la plus curieuse, la plus courageuse, la plus ouverte à tout en même temps que la plus aimante et la plus attentive, et en évoquant aussi la figure étonnante de quelqu’un qui fut son instituteur pendant trois années avant de passer directement de l’école communale de Ferrago à l’université de Cambridge, où il devait enseigner la philosophie du langage jusqu’à sa mort, quinze ans plus tard, et qui est considéré aujourd’hui comme l’un de ceux qui, à la suite de Ludwig Wittgenstein et de John Langshaw Austin, ont fait évoluer la discipline, au point qu’on a pu prétendre que la lecture des quelques articles qui constituent son œuvre, et qui n’ont été réunis qu’après sa mort, en un seul volume, « fait partie de ces événements intellectuels qui ont transformé invisiblement la vie de personnes très diverses ».

Saorge, 18 juin 2013


Commentaires

Articles les plus consultés