Ma vie avec Charles Baudelaire

J’accompagnais Charles Baudelaire les nuits où il s’en allait dans les rues, et comme il changeait sans cesse de logement, et comme souvent, lorsque la nuit tombait, déjà il était ivre, je craignais qu’il ne trouve pas sa chambre, et j’avais peur surtout qu’il égare ses papiers, ceux sur lesquels il écrivait ses poèmes et ceux sur lesquels il écrivait ses traductions de Edgar Allan Poe, et beaucoup d’autres encore destinés aux journaux. Il fallait que quelqu’un sache, chaque soir, où il logeait et le raccompagne jusqu’à ce garni, et qu’il l’aide à se déshabiller, qu’il lui hôte ses bottes et qu’il l’aide à se coucher, et il fallait que quelqu’un récupère ses papiers là où il les avait oubliés, où il les avait abandonnés, dans un café, dans le précédent logement qu’il avait quitté parce qu’il ne pouvait pas payer le loyer, et cette personne, cette ombre qui l’accompagnait partout, qui rangeait de nouveau ses manuscrits dans un ordre qu’à un moment au moins il avait voulu, veillant à ce qu’il n’y manque rien, c’était moi. Il aurait été utile que je tienne un journal précis de nos errances nocturnes et des lectures que je faisais de ses manuscrits, parfois debout sous un réverbère, parfois sous des bourrasques de pluie et de vent qui menaçaient d’emporter tout le papier surchargé de ratures que je tenais entre mes mains et aussi mon chapeau, aujourd’hui j’en serais bien heureux, mais je n’en avais pas le temps. J’avais femme et enfant, comprenez-vous ? et, en dehors de mon travail à l’imprimerie, il fallait bien que je leur consacre un peu de temps, comme il fallait que je dorme un peu moi aussi, mais presque toujours je savais où je pourrais le rattraper. Avait-il lui-même conscience de ma présence auprès de lui ? Je dirais oui, mais de façon intermittente. Soudain, parfois, devant la perspective d’une rue déserte dont le pavé mouillé de pluie luisait sous la lune, il me prenait par le bras, et se mettait à me parler ou à déclamer bien haut tel poème que je connaissais déjà mais auquel il venait d’ajouter une strophe. Nous faisions des haltes pour réparer ses bottes qui prenaient l’eau. Penchés l’un près de l’autre sur la rambarde d’un pont, nous regardions la Seine et les étoiles qui s’y reflétaient. Parfois, pour le distraire et l’empêcher de boire, je l’emmenais au cinéma. C’était un moment de gagné. À cette époque, à Saint-Germain-des-Prés, les bonnes salles ne manquaient pas. Et quand nous en ressortions, l’idée lui venait de corriger tel vers dans un poème qu’il avait composé plusieurs années auparavant, et il fallait que vite vite j’en retrouve le manuscrit dans la grosse valise que je transportais partout avec moi, qui contenait notre bien, notre immense et lumineux trésor. Je me souviens que certains films de John Huston et Howard Hawks l’inspiraient plus que d’autres. Il aimait aussi Ingmar Bergman, et plus encore Buster Keaton qui avait le pouvoir de le faire rire.

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