Meurtre à Saorge (2/10)

Edward Zambetti était notre nouvel instituteur. Plutôt jeune, bien bâti, une tignasse châtain toujours en bataille, des lunettes cerclées sur des yeux gris, les pommettes et le nez fortement marqués, il donnait une impression de puissance, en même temps qu’il paraissait un peu ailleurs. Attentif à certains moments et à d’autres distrait. Il était arrivé au village une semaine avant la rentrée, ce qui lui avait laissé le temps d’investir le petit logement que la commune mettait à sa disposition, et d’aller se présenter au maire, Monsieur Sylvain Clérissi, qui était aussi notre boulanger.
Il arrivait qu’on voie Sylvain à la mairie mais, quand on voulait lui parler, le plus sûr était d’aller le surprendre au petit matin devant son four. Alors, sans cesser de pétrir la pâte et de surveiller la cuisson de son pain, il prenait le temps de vous écouter et de vous répondre. 
Nul n’assista à leur entrevue, mais elle se déroula à l’aube, devant les premières miches croustillantes et parfumées d’un matin de septembre où, au cœur de la montagne, l’été resplendissait encore. La légende veut que, malgré la différence d’âge et de culture, les deux hommes s’entendirent. On ne sait pas trop ce qu’ils se dirent mais le fait est qu’ils devinrent dès lors les meilleurs amis du monde. Et au soir du premier jour de classe, ce fut à notre tour de nous déclarer ravis.
Notre nouveau maître était gentil. Il nous avait surtout interrogés sur les promenades qu’il était possible de faire aux alentours du village, et clairement laissé entendre que les leçons auraient lieu désormais en plein air au moins aussi souvent que devant le tableau noir. Du coup, ma mère s’alarma un peu à cause de ma claudication, qui m’empêchait de courir comme j’aurais voulu, avec les autres enfants. Il faut dire que les ruelles de notre village, au sol inégal, sont souvent voûtées, tellement étroites et tortueuses qu’il faut, pour y transporter un meuble, une bonbonne de gaz, le moindre sac de pommes de terre, un triporteur Vespa qui passe en pétaradant là où ne passerait pas une voiture. Et cela lui donna prétexte à aller le trouver et avoir avec lui une longue conversation.
Je me souviens que je jouais alors dans la petite cour. Par la fenêtre de la classe qui était restée ouverte, je voyais leurs ombres et j’entendais que déjà ils riaient. Dois-je préciser que ma mère n’avait pas de mari, qu’elle s’intéressait à beaucoup d’hommes, et que beaucoup d’hommes du village s’intéressaient à elle ? Au moins dans ce cas, ce fût une chance. Car, dès le samedi suivant, Edward Zambetti vint dîner à la maison. Et, à partir de ce premier dîner chez nous (maman avait préparé un lapin aux olives, et manifestement il s’en était régalé), j’ai connu deux Edward Zambetti : celui qui était notre maître à l’école, et celui qui, en dehors de l’école, était l’ami de maman, et dont elle celle-ci ne cessait de me parler, parce que cet homme la rendait folle. « Tu sais qu’il a été instituteur en Finlande, avant d’arriver ici ? » me disait-elle en attachant un tablier dans mon dos quand j’étais devant l’évier, occupé à faire la vaisselle. « Tu sais qu’il a enseigné les mathématiques à Zurich, en Suisse ? Et il faudra que je lui demande de me le redire, mais il me semble que ce n’était pas dans une école élémentaire, plutôt dans un grand lycée ? » m’expliquait-elle en me frottant le dos, au sortir de la douche. Ou encore, en étendant du linge sur notre balcon trop étroit, à la rambarde frêle, au sol de grosses planches mal équarries qui vous lassait voir le vide dans les interstices, entre vos pieds : « Tu sais qu’il a des amis professeurs à l’université de Cambridge, en Angleterre, et qu’ils s’écrivent de longues lettres, et qu’il lui arrive de faire des voyages là-bas pour participer à des séminaires, et peut-être même pour faire lui-même des conférences ? »



Photo MOSSO, 2012


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