L'esquive (1) | Un libraire d’Istanbul

Il y avait bien longtemps que le sujet de cette histoire me trottait dans la tête. C’était un sujet difficile, si bien que je reculais sans cesse le moment de me mettre à écrire. Et, cette fois, j’étais parti en voyage en me disant que je ne reviendrai pas sans avoir rédigé une première version de ma nouvelle. Dix pages suffiraient. Mais soudain, il me parut indispensable de vérifier certaines informations, dont je savais qu’elles étaient contenues dans l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux, ou Figures de l’Autre en Grèce ancienne (Paris, 1985). Hélas, j’avais laissé mon exemplaire, lourdement annoté, dans ma bibliothèque ; et comme je me trouvais à Istanbul, je m’enquis auprès du portier de mon hôtel où je pourrais peut-être m’en procurer un autre. Il m’indiqua la librairie tenue par un certain Daniel Arkhipov, dans la ruelle Orhan Pamuk, du quartier de Cihangir — oh, un simple bouquiniste, mais dont les professeurs de l’université d’ici, comme les journalistes et écrivains de passage ne manquaient pas de se communiquer l’adresse.
Je m’y rendis au milieu d’un après-midi de juin. J’y fus accueilli très aimablement. Oui, mon interlocuteur se souvenait du livre. Il lui semblait revoir la belle couverture grise rehaussée d’un liseré bleu de la première édition, parue dans la collection « Textes du 20e siècle » que dirigeait Maurice Olender ; et, en effet, il n’était pas impossible que le volume en question dormît dans sa réserve.
« Si vous voulez bien repasser, disons dans deux heures, avant que je baisse mon rideau, j’aurai pris le temps de vous pêcher la chose. »
J’acquiesçai et quand je revins, à l’heure dite, le livre était posé là, en vue sur son bureau de bois sombre, et comme monsieur Arkhipov était seul, je pris le risque de me montrer indiscret. Je déclarai : «Pardonnez-moi si je souris, mais je vous écoutais tout à l’heure, et j’ai cru reconnaître dans votre accent une pointe méridionale. Un souvenir de Marseille ?
— Plutôt de Nice.
— Je connais cette ville. J’y ai habité. Et avec votre nom russe…
— Vous vous dites que je viens du quartier du Parc Impérial et de l’église Saint-Nicolas. En quoi, vous ne faites pas erreur. »
Quelles circonstances extraordinaires, quelles motivations mystérieuses avait-il fallu pour qu’un Niçois de nom russe se retrouve bouquiniste à Istanbul ? C’était une question que je ne pouvais pas m’empêcher de poser.
« L’histoire est assez longue et pas facile, pour moi, à raconter, me répondit-il. Mais il y a bien longtemps que je ne l’ai dite à personne et il ne faut pas que je l’oublie. C’est tout de même l’histoire la plus troublante qui me soit arrivée. J’imagine qu’il est donné à chacun de nous, une fois dans sa vie, de passer de l’autre côté des apparences, de se confronter au visage qui, d’ordinaire, ne doit pas être vu. Ensuite, il survit à cette expérience comme il peut. Moi, je suis venu m’installer ici. J’ai appris la langue. Je joue aux dominos. J’ai les mêmes distractions que les autres hommes du quartier. Je ne le regrette pas. Mais je propose que nous allions siroter quelques verres d’alsan sütü en grignotant des pistaches dans la petite cour qui se trouve derrière mon arrière-boutique. Suivez-moi. Ne faites pas attention au désordre. Ma femme de ménage ne veut plus venir chez moi. Vous verrez, dans cette cour, au bout du couloir, il y a un coin de ciel émeraude et un poivrier. »

Commentaires

Numa a dit…
Cela commence bien, un peu à la façon Orson Welles ou Carlos Ruiz Záfon.
MRG a dit…
Un hommage à Maurice Olender?
À Vernant d’abord.
Catherine a dit…
Un début vraiment intrigant, soigné dans les moindres détails

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