Un tigre à Monaco (3.2)
Nous savions que la séance du mois de juin serait la dernière de l’année. Il faisait très chaud. Pour rendre aux livres l’hommage que nous leur devions, j’avais choisi Fareinheit 451 que François Truffaut tire du roman de Ray Bradbury. Après la séance, il convenait que je m’attarde. Je me suis retrouvé à déambuler, en compagnie de Chloé Nogueroles, autour de la piscine où nos jeunes gens se baignaient. La nuit était claire. Nous apercevions la ville au-dessous de nous et, au-delà de la ville, la mer et les pistes de l’aéroport, si proches qu’il aurait suffi de tendre la main pour les toucher. Comme je m’émerveillais de la beauté du paysage (« Quelle chance vous avez d’habiter ici ! »), Chloé Nogueroles se trouva entraînée à me raconter une histoire qu’elle ne pouvait pas partager avec grand monde, et dont l’impudeur devait nouer entre nous une complicité qui, depuis lors, ne s’est pas défaite. Elle dit :
« Lorsque j’étais jeune, j’ai eu une période que je qualifierais d’irrégulière. J’avais quitté un petit ami pour habiter avec Bernard, que vous n’avez pas eu l’occasion de rencontrer, parce qu’il voyage beaucoup, mais qui devait devenir mon mari, celui que j’ai encore. Pour autant, je ne parvenais pas à me détacher tout à fait de ce précédent petit ami que nous appellerons Arnaud. Pour le dire tout net, je continuais à voir Arnaud en cachette de Bernard — oh, pas très souvent, trois ou quatre fois par an peut-être, mais toujours selon le même scénario. Nous nous donnions rendez-vous en ville. C’était le soir. J’arrivais au guidon de mon VéloSolex. Arnaud arrivait au volant de sa voiture. Je laissais mon VéloSolex sur le bord d’un trottoir et, vite, je montais dans sa voiture. Arnaud se dépêchait alors de quitter la ville. En quelques minutes, nous étions sortis des embouteillages pour nous retrouver sur les routes des collines, où nous errions pendant des heures. La nuit était venue. Ces routes étaient désertes. Il roulait au ralenti. Arnaud avait comme vous le goût du cinéma. Il aurait dû faire des films, au lieu de quoi il gagne de l’argent à Paris. Comme nous parvenions au milieu des vignes de Bellet, ou sous les murs de l’observatoire, ou d’autres fois ici, tout près de la cascade, il arrêtait la voiture. De loin, comme nous maintenant, nous admirions la mer et les pistes de l’aéroport. Nous nous tordions le cou pour voir les avions blancs atterrir, après ce qui semblait un instant d’hésitation, où ils paraissaient suspendus dans le ciel. Puis, il devenait impossible de rien voir, le pare-brise étant rendu opaque à cause de la buée. Alors, nous rajustions nos tenues, pour le cas où nous serions arrêtés par la police, et, de nouveau, nous voilà repartis. Nous roulions au hasard jusqu’à un nouvel endroit où faire halte. Abrités sous les branches d’un arbre, nous pouvions nous croire dans une cabane de chasseurs. Quand, à force, nous redescendions en ville, il pouvait être deux ou trois heures du matin. Arnaud me ramenait au trottoir où j’avais laissé mon VéloSolex. Nous nous embrassions une dernière fois, puis j’enfourchais ma drôle de bicyclette à moteur, je serrais mon manteau lorsque c’était l’hiver et j’allumais une cigarette. Sur le chemin qui me ramenait à l’adresse où j’habitais avec Bernard, comme je tremblais de froid, en équilibre instable sur mon engin semblable un insecte géant, il me suivait dans sa voiture. Enfin, je poussais la porte cochère, un signe de la main et la séquence se terminait sans que nous soyons convenus d’un autre rendez-vous, sans que nous sachions si cette fois serait la dernière. »
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