Un tigre à Monaco (5)
Pour autant, c’est vrai, il y avait des moments où je perdais le contact avec Severo Milton et avec ses tigres. Où je ne savais plus que dire ni que penser les concernant. Où je ne savais plus pourquoi je les avais aimés, et encore moins pourquoi le « marché de l’art » (quel mot terrible !) en raffolait tellement. C’était alors comme si ceux-ci s’étaient éloignés de moi, comme s’ils étaient retournés se perdre dans l’obscurité de la jungle. Au cœur des ténèbres. Or, le plus étrange est que, dans ces moments, je ne pouvais pas me dire que je les retrouverais en allant me planter devant les toiles de l’atelier. Celui-ci m’était ouvert, je bénéficiais de ce privilège unique, que beaucoup d’amateurs à travers le monde m’enviaient. Il suffisait que je me présente à l’entrée principale de l’imposant immeuble ; que je passe devant le comptoir du concierge qui me saluait par mon nom ; que j’indique celui de « Monsieur Milton » au groom qui m’ouvrait l’ascenseur, un coquet salon aux parois de verre, dans lequel nous nous élevions ensemble, comme des saints aspirés vers le ciel. Mais ce n’était plus là-haut, au cinquième étage, que le miracle pouvait se produire. Il ne fallait pas y compter. Je n’avais plus ce recours. Dans ces moments d’acédie, il eût été tout à fait contre-productif que je les voie, que je m’attarde à mieux les admirer une fois encore sur les toiles peintes. Et il fallait encore moins que je m’en aille interroger le Maître en personne sur ses intentions, sur la manière dont il avait travaillé, sur le sens qu’il donnait à ses œuvres. Tout cela, je le savais par cœur. Restait un moyen et un seul, qui était tout différent. Un moyen qui marchait à tout coup, un peu étrange et douloureux comme on va voir, mais d’une efficacité parfaite.
Pour retrouver les tigres de Severo Milton, il fallait et il suffisait que je roule en voiture, la nuit, dans les rues de Monaco.
Il faut se représenter que Monaco est un labyrinthe à trois dimensions, la ville ne se déployant pas seulement sur un plan mais aussi en hauteur. Les rues n’y sont pas droites, elles tournent sur elles-mêmes. Partout des virages. Partout des escaliers qui courent sur le flanc des immeubles, où des piétons s’engagent, ni vu ni connu, pour passer d’un niveau à un autre. Partout des Escalators et des tapis roulants. Des caméras de surveillance. Des serres, des jardins d’hiver, des fontaines, des cages à oiseaux, des façades en verre, des cascades artificielles éclairées de l’intérieur. Et de faibles lueurs à tous les étages des bâtiments démesurés, poussés comme des champignons, semblables à des tours de contrôle — avec derrière les vitres, des hommes assis, la nuque baissée, guettant sur des écrans d’ordinateurs l’arrivée éventuelle de vaisseaux spéciaux, venus de bien plus loin que le soleil. Et puis enfin, à partir d’une certaine heure de la nuit, une manière de couvre-feu.
J’errais dans les rues désertes, au pied des buildings, devant les grilles de maisons anciennes, roses et bleues, blotties comme des bonbonnières. Je m’engouffrais dans des tunnels sinueux, interminables, qui vous font craindre de descendre en enfer et d’où, soudain, vous ressortez devant le scintillement délicieux de la mer.
Ces errances pouvaient durer des heures. Je n’avais rien à faire pour hâter les choses. Je n’avais rien à craindre. Le prodige, le tour de prestidigitation opérait toujours. Il suffisait d’être patient. Je pouvais même écouter de la musique, les Sonates pour piano de Joseph Haydn, par exemple, interprétées par Alfred Brendel. Je veux dire que je n’avais pas besoin de me forcer à penser au tigre, je n’avais pas à me concentrer sur l’idée du tigre unique et indéfiniment reproduit de Severo Milton. Il suffisait que je parcoure les ténèbres que celui-ci hantait. Que j’accepte de me laisser surprendre par lui. Et soudain, au moment où je m’y attendais le moins, voici qu’il m’apparaissait dans toute sa splendeur.
C’était un fantôme de tigre. Un hologramme qui remplissait tout l’espace d’une rue. Qui venait à ma rencontre. Je baissais la vitre pour l’accueillir, je sortais une main pour le caresser. Je pouvais même abandonner ma voiture au milieu de la rue (je savais qu’il n’arriverait rien) pour marcher à son côté. Il me dépassait de beaucoup. Sa taille variait sans cesse, mais il pouvait facilement atteindre le troisième ou quatrième étage des immeubles. Il ne rugissait pas.
N’allez pas imaginer que, près de lui, je redevenais un enfant (je vois que vous pensez à Mowgli). Non, je gardais mon costume d’homme. Mais mon cerveau, alors, était en connexion directe avec le sien. Je pénétrais l’esprit du tigre, comme l’esprit du tigre pénétrait le mien. Hélas, je savais que ce prodige ne durerait pas, que l’hologramme tout à coup s’effacerait, se dissiperait dans l’air de la nuit, sans laisser aucune trace, comme s’il ne s’était jamais produit, ce qui rendait l’expérience toujours quelque peu douloureuse. Car il fallait que je profite du délai qui m’était accordé — qui n’avait pas de durée objective, dont je n’aurais jamais su dire, quand les lumières s’éteignaient, quand tout était fini, s’il avait duré plusieurs minutes ou une seconde à peine — pour composer mentalement le texte qui servirait de préface au catalogue de la prochaine exposition de Severo Milton.
Lorsque j’étais de retour chez moi, à Nice, l’aube pointait, mais je ne me couchais pas. Il me restait à écrire.
Puis, tout s’est terminé un peu précipitamment. Comme une soudaine débâcle après les neiges de l’hiver. D’abord, sa femme est morte. Je n’avais même pas su qu’elle était malade. Je ne fus pas invité aux funérailles, mais j’appris par la presse que la famille princière y était représentée. Le Maître ne se remit pas de ce deuil. J’eus le sentiment que, désormais, il mettait ses affaires en ordre. Trois ou quatre grandes expositions étaient prévues — dont une rétrospective au Grand Palais. Il les honorerait. Dans les dernières années où sa femme vivait près de lui, Severo Milton avait parlé d’arrêter la peinture, de prendre sa retraite, et d’aller passer les dernières années de sa vie dans cette île de Polynésie dont il était propriétaire. Je n’y avais guère cru. Mais enfin, il le disait. Tandis qu’à présent, il n’était plus du tout question de quitter Monaco. Il mourrait là, dans sa cage, avec ses tigres. On a souvent noté que les tigres de Severo Milton ne sont pas représentés dans la nature. Pas de jungle autour d’eux. Ils se déplacent entre les murs d’un appartement désert — ce qui concourt à donner à leur présence une puissance formidable, en même temps qu’on comprend que ce ne sont pas de vrais tigres, que ceux-ci sont rêvés.
Et puis, il est mort à son tour. Un matin, sa gouvernante ne l’a pas trouvé chez lui, le lit n’était pas défait. Aussitôt, elle a traversé le pallier pour ouvrir l’atelier. Il était assis là, dans son fauteuil favori, devant un tigre peint qui semblait le regarder. Aussi paisible qu’il avait vécu.
Ses dispositions testamentaires étaient précises. Son ami Ai Weiwei, qui a été appelé ainsi que moi chez le notaire, s’en est fait écho dans la presse, pour saluer l’engagement du défunt. Je ne trahirai donc aucun secret.
Severo Milton a souhaité que la quasi totalité de ses biens — à savoir l’île polynésienne qu’il n’a jamais habitée et la collection d’œuvres peintes qu’il gardait en sa possession, dont plusieurs d’autres peintres, Francis Bacon bien sûr, mais aussi Gilles Aillaud, Jacques Monory, David Hockney — soient vendus au profit d’associations œuvrant pour la protection des espèces animales, et tout particulièrement pour la protection des tigres. L’appartement qu’il habitait avec sa femme est légué au musée océanographique de Monaco, qui prévoit de l’aménager en centre de documentation dédié à la lutte contre le réchauffement climatique. Reste le second appartement, qui lui servait d’atelier. J’en suis l’héritier, en même temps que j’hérite d’un et un seul tableau de tigre, clairement identifié par l’artiste, dont il se trouve qu’il est celui devant lequel il est mort.
Ce legs suffit à faire de moi un homme riche, mais il va de soi que je ne vendrai ni l’atelier, ni le tigre qu’il renferme, ni la collections de cartes postales découpées que j’ai reçues de lui, ni les deux fauteuils dans lesquels nous avions plaisir à nous asseoir, Severo et moi. Je n’y habite pas. Je continue d’habiter mon studio de la rue des Boers, à Nice, dans le quartier Nord. Mais je prends soin de laisser là-bas, entre les deux fauteuils, une bouteille souvent renouvelée d’excellent whisky.
Je m’y rends la nuit. Je m’assieds sur un fauteuil, devant le tigre. Je me sers un verre. Je m’attarde. Et, sans un mot prononcé, je parle à mon ami.
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