Le signe du lion

Au premier abord, les choses semblent claires. Saint Paul affirme que Dieu se manifeste à travers sa création et que, même, nous serions inexcusables de ne pas l’y reconnaître (RO 1:18-23). Mais il précise aussitôt que, s’il s’y laisse voir, c’est à l’intelligence et non pas à nos yeux de chair et de sang, puisque, aussi bien, il se situe au-dessus de toute apparence. Il est donc invisible. Ce qui revient à dire que, si la création le signifie, elle ne peut en aucun cas être considérée, en tout ou en partie, comme une image ou métaphore de Dieu. Elle permet de le subsumer, et non pas de le voir ni de l’imaginer en aucune façon. De l’une à l’Autre, le rapport ne serait pas (ne pourrait être) de l’ordre de la ressemblance, mais seulement d’ordre logique. Partant de l’une, il nous serait permis de remonter à l’Autre, par induction, comme d’un terme à l’autre d’une métonymie.

La création signifierait son Dieu créateur de la même manière que la trace laissée dans le sable suffit à signifier un lion, et cela par l’effet d’une double métonymie puisque cette trace entretient avec le lion un rapport de cause à effet (le pied a écrasé le sable) et un rapport de la partie au tout (le pied pour l’ensemble du corps.) Mais il faut noter aussi -- et c’est là que tout se complique -- que le lion possède une réalité sensible, qu’il est possible de le voir, qu’on l’a vu et qu’on le reverra, et que la trace du pied ne fait que nous rappeler l’image qu’on en a, sans qu’on ait besoin de nous attarder sur elle.

Elle est un signifiant sans plus d’épaisseur qu’un signifiant linguistique. Le nom du fauve est différent selon les langues sans que, dans aucune, il ne ressemble à l’animal. Alors que Dieu étant par essence invisible, et l’esprit humain étant, de son côté, incapable de contenir des “formes vides”, pas plus que des concepts innommés” (É. Benveniste), il nous est impossible de ne pas scruter son vestige (la création) comme si quelque chose de Lui pouvait (devait) s’y refléter.

Ce qui signifie que, si Dieu est invisible, il est, pour nous, nécessairement visible aussi dans toute sa création.

Et c’est bien là ce qu’enseigne le soufisme. Emir Abd el-Kader écrit ainsi : “S’ils sont incapables de voir Dieu dans les formes où Il Se manifeste et les déterminations particulières qu’Il s’assigne, si leurs yeux sont couverts d’un voile qui les empêche de se souvenir de Lui dans le moment même où ils perçoivent les formes manifestées, s’ils ne peuvent entendre Sa parole, c’est en raison de leur attachement exclusif à la transcendance (tanzih) divine telle que la conçoivent leurs intellects, sans que cette transcendance soit chez eux mitigée par l’immanence (tashbih) dont elle est inséparable dans la Loi sacrée.”

L’erreur à laquelle Emir Abd el-Kader répond ici serait celle des Chrétiens, et l’objection qu’il leur fait ne semble pas dépourvue de pertinence. Mais comment comprendre alors que le christianisme ait favorisé toutes les formes d’art comme, aussi bien toutes les formes d’études scientifiques, qui scrutent la création, tandis que l’Islam, au contraire, interdit de la représenter ?

(Emir Abd el-Kader. Écrit spirituels, présentés et traduits de l’arabe par Michel Chodkiewicz. Le Seuil, 1982, p. 114).

Retrouvez ce texte à sa place dans Fantasques

Lion en carreau de céramique de la porte d'Ishtar à Babylone



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