Elle ne perd rien pour attendre

Je ne pensais pas avoir tant d'histoires à raconter. Quand j'ai renoncé à écrire sur le sport, j'ai pensé que je n'écrirai plus. Mais j'avais des bouts d'histoires qui traînaient dans mes carnets. Certains pouvaient être vieux de deux ou trois décennies. Je les oubliais et je les retrouvais au hasard. Je pouvais les reprendre là où je les avais laissés. Ils m’avaient attendu. Ils me parlaient toujours. Et c’est ainsi que je suis mis à l’ouvrage.
La nuit ou très tôt le matin, dans mon lit, j’allume ma tablette et j’écris sans trop d’effort. Quand l'entreprise en est à son début, cette séance d’écriture ne dépasse guère une heure. Ensuite, je peux passer sous la douche, déjeuner et sortir, j’emporte l'histoire avec moi, sur mon téléphone, dans mon esprit, et elle m’accompagne tout le reste de la journée, au cours de mes promenades, si bien qu’à n’importe quel moment et n’importe où, je peux rallumer mon téléphone et poursuivre mon récit. Ensuite, plus nous irons, plus je serais requis par mon histoire, au point d’y revenir sans cesse, de jour comme de nuit, et de ne plus voir personne, et de ne plus sortir que pour marcher, une heure ou deux, en direction de Cimiez, par l’avenue de Brancolar, ou en direction de la mer où j’attendrai la nuit, et de ne plus rien faire d’autre qu’écouter de la musique, acheter de la bière et ce qu’il me faut pour me nourrir au Monoprix du boulevard Gorbella, qui est le plus proche de mon studio, où je garde des livres, des magazines, des coupures de journaux.
Dans ces moments-là, pas question d’aller à Saorge, je ne réponds pas aux invitations de Rosa et Jérémie.
Hier soir, je suis allé voir The Eternal Daughter de Joanna Hogg au Pathé Masséna. Quand j’en suis sorti, il faisait nuit et, dans le tramway, en remontant, j’ai rencontré un vieux camarade que d’abord je n’ai pas reconnu, peut-être parce qu’il était accompagné d’une jeune femme, et nous avons plaisanté de mon incapacité à reconnaître les visages, ils ont été tous les deux très gentils avec moi, mais j’étais néanmoins troublé de n’avoir pas reconnu ce garçon, comme pris de vertige, et j’ai voulu descendre du tramway à un arrêt qui me laisserait à marcher un peu avant d’arriver chez moi, pour prendre l’air, pour me dégourdir les jambes, pour fumer une cigarette, pour goûter la nuit, et ainsi je suis descendu à la station Valrose. Et quand je me suis trouvé devant l’avenue Bardi déserte, mal éclairée, j’ai songé à l’assassinat de Michèle Soufflot, qui s’est produit il y a un peu plus de deux ans et dont le mystère a été éclairci voici quelques jours à peine.
Je ne peux pas à présent raconter cette affaire, je n’en ai pas le temps, je ne peux pas interrompre l’histoire en cours, celle de ce père venu d’Amérique que deux tueurs ont exécuté avant qu’il ne rencontre sa fille. Rosa et Jérémie et les autres personnages m’attendent à Saorge où se jouera le dernier acte, et je vais les rejoindre. Mais je sais où le corps de Michèle Soufflot a été retrouvé — à l’angle de l’avenue Bardi et de l’avenue Cyrille Besset — et je sais qui l’a tuée, et je sais pourquoi. Elle ne perd rien pour attendre.
  • Cette page est extraite d’Un père venu d'Amérique, dans le projet Nice Nord



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