Un père venu d’Amérique (2)
L’hôtel Meurice est à Nice l’équivalent de ce que l’hôtel Chopin, passage Jouffroy, est à Paris. Même devanture Art déco, sur la vitrine de laquelle les caractères d’écriture peinte et les boiseries ont des volutes d’algues, même discrétion, même mystère désuet. Quentin Laszlo s’installe derrière le comptoir de réception pour la nuit. Il est le concierge de l’établissement depuis plus de trente ans, mais il est acquis à présent que Mehdi Daoud le remplacera bientôt. C’est Quentin qui l’a formé à ce métier, et déjà Mehdi a pris les commandes, et c’est Quentin plutôt qui revient pour l’aider.
Les nuits qu’il a passées à veiller dans l’hôtel endormi sont innombrables, mais qui sait combien il lui en reste à y passer encore ? Il a vieilli sans se lasser de ce lieu semblable à une grotte sous-marine, ou à la coquille calcaire d’un mollusque, dans lequel la brillance des miroirs supplée aux éclats de la mer. Avant, il avait un petit poste de radio pour lui tenir compagnie, maintenant c’est son téléphone portable sur lequel il peut écouter de la musique et regarder des films. Très tard, il s’accorde de sortir sur le seuil pour fumer un cigare, un seul par nuit.
Madame Sintive revient du casino un peu après minuit. Quentin la salue et lui propose, avant de monter à sa chambre, de partager avec lui une infusion de verveine. Les émotions que procure la roulette sont vives, encore qu’il ne lui appartient pas de savoir si le sort lui a été favorable. La vieille dame accepte. Ses cheveux blancs sont coupés court, son visage au nez marqué a le teint de quelqu’un qui vit au grand air. Ils s’asseyent de part et d’autre d’une table ronde, sur de petits fauteuils aux dossiers en forme de u et rigides, qui les obligent à se tenir droit. Il dit :
— C’est la septième année que vous nous faites le plaisir de séjourner chez nous.
Pourquoi songe-t-il que, plutôt que revenir ici, un printemps après l’autre, elle pourrait faire à pied le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle ? Un corps musclé, des ongles courts, un teint sans fard, des yeux gris qui vous regardent droit. Elle répond :
— Presque huit ans, en effet, que mon mari est mort.
— Vous ne m’avez jamais parlé de lui, chère madame.
— Il était plus âgé que moi. Il avait vingt-cinq de plus que moi. Il avait été mon professeur de mathématiques à Paris. J’avais vingt-trois ans quand nous nous sommes mariés. Il avait déjà été marié, il avait un fils. Et quand il a pris sa retraite, il a voulu revenir en Bourgogne, pour habiter la maison qu’il tenait de ses parents, et je l’ai suivi.
— Quel âge aviez-vous alors ?
— J’avais trente-cinq ans. Les premières années, il a continué d’animer un séminaire pour les ingénieurs d’IBM, à Bois-Colombes. Il en était heureux. Et puis, il est tombé malade. D’une maladie invalidante.
— Et vous vous êtes occupée de lui.
— Ce n’est pas le mot. Il disait que ce n’est pas le rôle d’une femme de s’occuper de son mari malade. Et puis, il avait sa gouvernante qui faisait aussi la cuisine. Elle arrivait tôt le matin et ne repartait qu’après qu’il avait pris ses médicaments et qu’il avait dîné.
— Et vous ?
— Je participais à une chorale, je prenais des cours de dessin, de danse, d’art floral. Je sortais beaucoup. Le bourg voisin se trouve à six kilomètres. J’y avais des amis de tous âges. Certains étaient professeurs au lycée de Dijon et avaient entendu parler des travaux de mon mari. Quelque chose concernant, je crois, la théorie des catastrophes. J’y allais et j’en revenais à bicyclette. Souvent, quand j’arrivais, il dormait déjà, la lumière allumée, un livre d’Ovide ou de Properce tombé près de lui.
— Il lisait le latin ?
— C’est une histoire étonnante. Aussitôt que sa maladie a été diagnostiquée, il a abandonné les mathématiques. Du jour au lendemain, il n’a plus voulu en entendre parler, et il s’est remis au latin qu’il avait étudié dans son enfance. Et le latin est devenu sa seule occupation. Il déclarait qu’au moment où il est tombé malade, il avait le niveau d’un élève de sixième, mais que, depuis, il avait beaucoup progressé. Et, de nouveau, à plus de quatre-vingt ans, il a recommencé à recevoir des courriers d’enseignants et de chercheurs qui le consultaient. Mais, cette fois, il ne s’agissait plus de mathématiques, c’était à propos de grammaire latine.
— Il s’intéressait surtout à la grammaire.
— Il s’intéressait à tout ce qui concernait l'interprétation des textes, surtout pour Ovide. Mais je crois bien que c’était en grammaire qu’il était le plus fort.
— Vous l’avez beaucoup aimé.
— À voir votre air, vous avez assez vécu, Monsieur Laszlo, pour bien entendre le mode de vie que j’ai évoqué. Mon mari et moi ne passions, chaque jour, que peu de temps ensemble. J’avais beaucoup d’activités en dehors de la maison, et beaucoup d’amis.
— Je crois entendre, chère madame. Pourtant vous l’aimiez.
— Je l’aimais tant qu’à sa mort, je me suis imaginé que je restais pour fermer la maison.
— Que voulez-vous dire ?
— Je me suis imaginé que je ne tarderais pas à aller le rejoindre, pour lui être désormais tout à fait fidèle. Il avait laissé un testament qui indiquait ce qu’il voulait qu’on fît de ses livres, il laissait une coquette somme d’argent à sa gouvernante. Pour le reste, tout m’appartient, et je continue d’habiter dans la même maison.
— Et désormais, vous trouvez le temps long.
— J’imaginais que ce serait l’affaire de deux ou trois ans. La chorale, le dessin, la danse, l’art floral ne me disent plus rien.
— Il passait donc la plus grande partie de son temps dans son lit, si je comprends bien.
— La maison est située au bord d’une rivière. Des rayonnages de bois chargés de livres couvrent les murs de sa chambre. Il y passe la plus grande partie de ses journées, dans son lit ou dans un fauteuil où il lui arrive de s’endormir. J’y apporte des fleurs. Parfois, le parfum des fleurs l’incommode et je dois les remporter. À midi, Madeleine, sa gouvernante, insiste pour qu’il se lève et vienne déjeuner. Il préfère que ce soit sur un coin de table, dans la cuisine. Il mange peu et boit deux grands verres de vin rouge. C’est beaucoup trop, mais il n’y renoncera pas. Et il fume une longue cigarette anglaise. Puis il retourne se reposer. Il fait chaud. Dans le sommeil de sa sieste, il entend le bruit de la rivière auquel s’ajoute celui des feuillages des grands arbres qui la bordent. Des trembles. Des peupliers. Des nuages rapides sont charriés par le vent et basculent, comme des marbres sans poids, haut dans le ciel. Et c’est seulement vers trois heures de l’après-midi qu’il lui arrive d'aller respirer l'air du jardin et l’odeur de l’eau de la rivière. S’il fait soleil, il marche jusqu’à la grille pour relever le courrier. Puis, il s’attarde dans le jardin qui est devant la maison. Celui-ci comprend des rosiers et quelques carrés de légumes. Je soigne les rosiers tandis que Madeleine cultive les légumes qu’elle utilise pour la cuisine. Il ne dit rien des rosiers, mais il se donne pour mission de commenter avec une minutie exaspérante le travail de jardinage maraîcher que Madeleine accomplit, jour après jour, ce qui revient à lui adresser toujours quelque reproche. Par bonheur, elle sait aussi bien que moi qu’il parle sans y penser. Il oublie aussitôt ce qu’il a dit. Ou il dit l’inverse. Enfin, s’il fait soleil, il passe derrière la maison, où coule la rivière et sur la berge de laquelle poussent quatre ou cinq arbres fruitiers. Il regarde où en sont les prunes, il les tâte, il en goutte une et crache le noyau. La saveur âpre sur sa langue est celle de son enfance. Cette façon de cracher le noyau l’est aussi. Sur la rive opposée, un grand pré où paissent des vaches. Il arrive que celles-ci descendent sous les hauts feuillages qui bruissent et se balancent pour boire dans le courant ; et alors, c’est un joli spectacle que de les voir se débrouiller avec la pente de terre grasse, presque rouge, qui s’effondre sous leurs sabots, qui les fait trébucher lourdement, comme les nuages dans le ciel, avant de pouvoir enfin plonger leurs longs museaux dans l’éblouissement de l’eau verte où les arbres s’inversent.
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