Un père venu d’Amérique (3)

Le lendemain, Quentin a rendez-vous à la cafétéria Starbucks qui se trouve dans le hall du cinéma Pathé, derrière la gare du sud. L’homme avec lequel il a rendez-vous s’appelle Jérémie Morisot. Un jour, Jérémie Morisot a pris contact avec Quentin Laszlo pour lui expliquer qu’il avait convaincu le gérant du complexe multi-salles de consacrer une semaine à l’œuvre de Nicholas Ray. Il souhaitait inviter une personne différente pour introduire la projection de chacun de ses films ; et, en faisant des recherches, il avait découvert qu’un spécialiste de Nicholas Ray, auteur d’un ouvrage de référence, était niçois et s’appelait Quentin Laszlo. Il avait lu son livre, celui-ci figurait dans sa bibliothèque et il n'avait pas réfléchi à cette rétrospective, au choix du réalisateur, puis au choix de ses films, sans le consulter de nouveau ; mais jamais il n’avait imaginé que son auteur habitait dans la même cité que lui, si loin de Paris et plus encore de Hollywood.
Jérémie lui a écrit aux bons soins de son éditeur, puis ils se sont longuement parlé au téléphone. Au moment où ils se rencontrent, ils se sont déjà mis d’accord sur le film que Quentin Laszlo présentera. Bien sûr, Quentin a choisi Rebel Without a Cause, connu en France sous le titre de La Fureur de vivre, où James Dean fait son ultime apparition, la plus renversante de sa courte carrière ; et dans la mesure où personne de plus qualifié que lui ne prétendait s’y coller, Jérémie a été ravi de ce choix. Si bien qu’il n’était sans doute pas indispensable qu’ils se voient avant la date prévue, mais Jérémie était curieux de mieux connaître le personnage. Celui-ci l’intriguait, sans doute parce qu’à une question qu’il lui avait posée au téléphone, Quentin avait répondu que non, il n’était pas professeur de philosophie, ni de sémiologie, ni de sociologie, pas même psychanalyste, comme Jérémie l’avait imaginé d’abord, mais gérant d’un hôtel de luxe, situé derrière le casino, à deux pas du jardin Albert 1er et de la Promenade des Anglais.
La cafétéria est fréquentée, dès le matin, par des jeunes gens qui profitent de la connexion internet et du calme pour allumer leurs ordinateurs. Ils boivent des cafés et mangent des donuts en révisant leurs cours. Quentin Laszlo et Jérémie Morisot sont tous deux de vieux messieurs ; ils n’en montrent pas moins des silhouettes élégantes ; et, pour ne déranger ni distraire personne, ils emportent leurs gobelets de café à l’extérieur, sur l’esplanade qui se trouve derrière le marché aux poissons. Et ils bavardent en s’avançant parmi les étaux et les cris des marchands. Jérémie lève un peu la voix. Il dit : 
— Je suis curieux de savoir comment vous êtes devenu critique de cinéma.
— J’aimais le cinéma, répond Laszlo en se penchant sur les calmars, en reniflant les daurades. J’ai commencé par collecter, partout où je pouvais, des informations concernant les films. Juste des informations. Je fréquentais les ciné-clubs, je découpais des articles dans les magazines spécialisés, je recherchais des portraits de stars, mais aussi — beaucoup plus difficiles à trouver — des photos prises sur les plateaux de tournages. Je les glissais dans des enveloppes en papier kraft, j’en faisais des dossiers, et bien sûr j’achetais des livres. Le Dictionnaire du cinéma, de Georges Sadoul, est devenu ma Bible (saviez-vous que Sadoul a été l’ami d’Aragon, au moins l’ami ?). Mais nous étions en plein essor de la Nouvelle vague, et les articles d’André Bazin, et les quatre volumes de son ouvrage intitulé Qu’est-ce que le cinéma?, parus entre 1958 et 1962, sont vite venus le compléter. Je procédais en amateur, comme un cueilleur de fraises sauvages, comme un chasseur de papillons.
— Vous avez commencé avec le cinéma français.
— Oui, j’avais une passion pour Jean-Pierre Melville, elle ne m'a pas quitté. Puis, à partir de lui, j'ai commencé à m'intéresser de près au cinéma américain.
— J'imagine que vous avez fait le voyage de la Californie, pour rencontrer des gens, pour visiter les studios.
— J'ai fait un premier voyage en 1980, à peine plus d’un an après la mort de Nicholas Ray. Là-bas, je ne connaissais personne, et Los Angeles n'est pas une ville qu'on découvre en flânant dans les rues. J'ai bien sûr visité le planétarium du Griffith Observatory, ce qui n’était pas rien, mais guère davantage. J’étais un peu découragé. Il me semblait que j’arrivais trop tard. Mais tout de suite après j’ai vu Nick’s Movie. Vous vous souvenez sans doute de ce film incroyable, qui a pour sujet les derniers jours de la vie de Nicholas Ray. Celui-ci est atteint d’un cancer du poumon, et il s’étouffe. Wenders et lui l’ont réalisé ensemble. “On continue, Nick ? interroge Wenders. — Oui, on continue, lui répond Nick, et le film s’enrichît d’une nouvelle séquence, chaque séquence après l’autre menaçant d'être la dernière des dernières. J’ai été tellement ému, et tellement fier pour les deux hommes, que j’ai voulu le faire savoir à Wenders.
— Vous lui avez écrit ?
Après les poissons, les deux parleurs sont passés aux légumes et aux fruits, et maintenant ils traversent l’avenue Malausséna pour entrer dans le jardin Thiole où s’amusent des enfants. Ce qui n'empêche pas Quentin de répondre :
— Oui, mais pour tout vous avouer, je n’en étais pas à mon coup d’essai. 
— Que voulez-vous dire ?
— Que j’avais déjà, dans ma manche, trois lettres de Nicholas Ray lui-même.
— Vous les aviez achetées ?
— Pas du tout. Elles m’étaient personnellement adressées.
— Je ne veux pas le croire. Expliquez-moi.
— J’avais appris que Nicholas Ray enseignait le cinéma dans une université de New York, et je lui avais écrit. Je lui avais posé deux ou trois questions à propos de ses tournages. Il s’agissait de questions précises, concernant des faits matériels. Je demandais qu’il m’indique des noms, des lieux, des dates, impossible de ne pas répondre, et il m’avait répondu. Bien sûr, je l’ai fait savoir à Wim Wenders. Comment aurais-je pu ne pas le faire ? Je n’étais rien, je n’avais pas d’autre carte de visite, aucun diplôme, aucune réalisation, ni aucune collaboration à mon actif, aucun autre moyen de susciter son attention. Et celui-ci, à son tour, m’a très gentiment répondu. De lui, j’ai cinq lettres. Et c’est grâce à ces huit lettres en tout que j’ai pu convaincre un éditeur spécialisé de prendre en considération mon projet de livre sur Nicholas Ray.
— Stupéfiant ! Et ces huit lettres en tout, il arrive de les montrer ?
— Je pourrai vous en montrer des copies, si vous le désirez. Mais, pour ce qui est des originaux, j'en ai fait don à la Nicholas Ray Foundation, dont les archives sont conservées à l'université d'Austin, Texas. Un transfert qui m'a donné l'occasion, d'ailleurs, d'entrer en contact avec Jim Jarmusch.
— Il ne manquait que lui. Que vient-il faire ici ?
— Jarmusch a été un élève de Nicholas Ray. Par ailleurs, il est membre du conseil d’administration de la Nicholas Ray Foundation. Et j'admire ses films. Ah, un dernier détail. L’année et le mois de ma naissance — avril 1951 —, les vôtres aussi peut-être, sont ceux de la création des Cahiers du cinéma. Croyez-vous que je l’aurais inventé ?



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