Un père venu d'Amérique
L’homme se promène dans un appartement qui n’est pas le sien. Où il regarde sans toucher. Il est grand, solidement bâti. Il a largement dépassé la soixantaine. Il est vêtu d’un polo vert, fermé au cou, et d’un pantalon marron serré à la taille. Son ventre est plat. Ses cheveux gris et blancs, coiffés en arrière, ont dégarni le front, mais il porte des favoris longs sur les joues. À sa carrure, on songe qu’il a dû pratiquer des sports. Peut-être du polo, dont il aurait gardé la tenue. Peut-être des sports de combat, de la boxe ou des arts martiaux.
Le salon est meublé d’une table basse, d’étagères métalliques, et de deux fauteuils copiés de classiques du design des années 30-50. Dehors, la nuit tombe. L’homme a allumé un lampadaire mais il a réglé au minimum la clarté qu’il diffuse. Il s’incline pour regarder des photos posées sur une étagère. L’une montre un homme joufflu qui porte dans ses bras un enfant qui semble déjà lourd. L’enfant tourne la tête, on ne voit que ses cheveux blonds et bouclés. L’homme semble embarrassé. Il sourit largement à l’objectif mais le soleil lui fait plisser les yeux. Peut-être le vent. Puis le visiteur passe dans un couloir sur les murs duquel sont accrochées d’autres photos dont on ne voit que le cadre. Il éclaire, un instant, une cuisine luisante de propreté. Il replonge dans la pénombre du couloir et va ouvrir une chambre où se trouve un grand lit. Tout, là encore, est dans un ordre parfait. Il va jusqu’à la fenêtre qui est derrière le lit, et il s’y attarde à regarder la rue. Il fait tout à fait nuit maintenant. Une clarté traverse les vitrines des magasins de mode sur les trottoirs de la rue Longchamp, avec des mannequins debout dans cette pâleur. Comme des fantômes. Une circulation automobile réduite à presque rien. Aucun passant. Les fantômes ont tout loisir de sortir des vitrines, de marcher sur les trottoirs déserts. Puis il revient dans le couloir. Une porte est entrouverte par laquelle filtre une lumière rose. Une petite voix appelle :
— Quentin, tu es là ?
— Je suis là, répond l’homme.
Il pousse la porte. Une fillette est assise dans son lit. Une lampe de chevet est allumée près d’elle, dans l’abat-jour duquel voltigent Peter Pan et les Enfants perdus. La fillette a posé sur sa couverture un livre ouvert qui raconte l’histoire de la Reine des Neiges. Elle n’a guère plus de quatre ans, ce qui est trop jeune pour lire mais pas pour regarder des illustrations en couleurs pastel, du bleu et du rose surtout, et des paillettes qui scintillent.
— J’ai sommeil, Quentin. Je crois que je vais dormir, dit la fillette.
— Bien sûr, ma chérie. Tu veux que j’éteigne ?
— Non, ce n’est pas la peine. Maman viendra éteindre. Elle ne va plus tarder ?
— Bien sûr que non.
— Et toi, tu vas rester là, tu vas l’attendre ?
— Je serai au salon. Tu peux être tranquille.
— Tu veux bien me faire un bisou, Quentin ?
L’homme était resté appuyé au chambranle de la porte. Il s’avance. La fillette lui tend ses lèvres serrées en une petite moue. Il se baisse, applique ses deux longues mains ouvertes sur les joues de l’enfant et pose un baiser sur son front. Il dit :
— Dors bien, mon petit chat. Fais de beaux rêves.
L’enfant ferme les yeux. Soudain elle semble un pantin désarticulé. Elle glisse sous sa couverture. Elle tourne le dos à son ami, la joue sur l’oreiller. Elle s’endort déjà.
L’homme est maintenant assis sur le canapé du salon, devant la table basse au plateau de verre armé. Il a posé devant lui son téléphone portable et, incliné devant l’écran, il regarde des images qui défilent en projetant leurs ombres sur son visage.
Puis on entend s’ouvrir une porte au fond du couloir. Un bruit de clés, un bruit de talons. Une jeune femme entre dans le salon en ôtant sa deuxième chaussure. Elle dit :
— Tout s’est bien passé, Quentin ? Yvette a été sage ? Je suis désolée d’arriver si tard ! Mehdi doit vous attendre.
— Mehdi n’est pas plus pressé que moi. Nous sommes des travailleurs de nuit. Et Yvette est un amour.
Il descend un escalier, un étage seulement, et il ouvre la porte d’un autre appartement. Tout de suite un chat vient s’enrouler autour de ses jambes en miaulant. Il éclaire la cuisine. Il sort d’un placard une boîte de croquettes. Il en remplit une gamelle métallique où le chat se dépêche de venir manger. On entend le craquement des croquettes sous ses dents. Puis il fait chauffer une brique de soupe dans un four à micro-ondes et il pose sur la table une boîte de sardines et un avocat. Il dîne, assis devant sa table, en écoutant de la musique sur une radio. C’est du jazz orchestral, ancien et léger.
Maintenant l’homme traverse une place. Il porte une petite sacoche pendue à son épaule. Il n’a pas longtemps à marcher, il va de la rue Longchamp à l’avenue de Suède où il entre dans le hall de l’hôtel Meurice. Un homme aussi grand que lui, mais plus jeune, l’attend derrière le comptoir de la réception. Il dit :
— Bonsoir, Quentin.
— Bonsoir, Mehdi. Je suis en retard. Rien à signaler ?
— Madame Sintive n’est pas encore rentrée. C’est son dernier soir, elle a payé sa note, elle doit être au casino.
— Entendu. Rentre vite, et je ne veux pas te voir, demain, avant midi.
Commentaires