Un père venu d’Amérique (5)

Un jour, quand tout a été fini, c’était la fin de l’été, nous étions à Saorge, chez Jérémie et Rosa, nous avions déjeuné dans la cuisine, les fenêtres étaient grand ouvertes, nous avions repoussé nos assiettes, des oiseaux criaient dans le ciel, la petite Yvette passait des genoux de l’un à ceux de l’autre, lorsque Quentin est revenu sur une question qui lui avait été posée, à Nice, lors de la rétrospective, à propos de Rebel Without a Cause, à laquelle il n’avait pas eu le temps de répondre. Il a dit :
— Mais, quand j'ai publié mon livre sur Nicholas Ray, j'étais encore loin du compte. J'avais travaillé à comprendre ce qu'est le cinéma, j'aurais pu faire des exposés savants sur le sujet, mais je n'avais pas seulement approché la question beaucoup plus précise et beaucoup plus décisive consistant à savoir ce qu'il était pour moi. En quoi cet art me fascinait, en quoi il me parlait mieux qu'aucun autre ? Et je n’ai trouvé la réponse à cette question que bien des années plus tard, grâce à un souvenir très ancien qui me revenait souvent à l'esprit, plutôt comme un rêve récurrent, et qui, à force, a fini par me donner la clé de l'énigme. Nous sommes en 1969 ou 1970, c’est le matin du Premier mai, et pour la première fois je participe à la grande manifestation qui marque traditionnellement, à Nice comme ailleurs, la Fête du travail. Et je me trouve dans ce cortège, non pas par hasard, non pas par conviction, mais parce que je suis amoureux d’une jeune fille qui a grandi dans une famille communiste et qui est membre, depuis longtemps déjà, du Mouvement des Jeunes Communistes de France. Pour ma part, je ne suis pas certain d’être français, encore moins communiste, mais je veux la conquérir et je sais que je ne pourrai pas le faire sans adhérer à la cause qu’elle défend. J’adhère donc. Le souvenir ne me dit pas grand chose de la manifestation qui nous fait descendre l’avenue de la Victoire, si ce n’est que bientôt il pleut, une pluie de printemps que nous accueillons avec plaisir, sans songer à nous en protéger de quelque manière que ce soit ; au contraire, elle nous ravit. Et cette manifestation se termine sur la place Saint François, devant la Bourse du travail, où une estrade a été dressée et où des orateurs vont se succéder. Je ne les écoute pas, je les aperçois à peine, tellement nous sommes nombreux, et puis ce qu’ils disent est sans importance, mais bientôt le soleil revient et il sèche sur notre peau nos robes et nos chemises. Je me promène dans la lumière de ce soleil revenu, parmi cette foule de gens debout dont je ne connais personne, toujours à la recherche de la jeune fille dont je suis amoureux et qui, elle, connaît tout le monde et parle avec tout le monde, et que chacune et chacun tente de retenir. Puis, la séquence s'interrompt et une autre lui succède où nous nous trouvons tous les deux dans ma chambre. C’est l’après-midi du même jour, nous sommes sur mon lit, et les heures passent au bonheur d'être ensemble, à faire l’expérience de nos corps en écoutant de la musique. Il faut, pour que nous profitions de cette liberté, que mes parents soient partis passer la journée dans notre petite maison des collines, à Bendejun. Le souvenir ne dit pas comment j'ai réussi à capturer la jeune fille, à la convaincre, à la soustraire à la foule des siens pour qu'elle me suive jusque chez moi, à l’autre bout de la ville, au haut du boulevard Gambetta, au cinquième étage de l’immeuble, sous les toits. L'important est que j'y sois parvenu (à moins que ce ne soit elle) et que l'action (le drame) noue ensemble trois lieux distincts, séparés, éloignés l'un de l'autre : la place Saint François où je cherchais cette jeune fille parmi la foule et où le soleil a séché nos vêtements sur nos dos ; la chambre où nous sommes seuls à profiter de notre jeunesse en écoutant de la musique (à un moment, je sais que Joan Baez chante Farewell Angelina) ; la maison des collines où se trouvent mes parents. Et un jour enfin, j'ai associé ce souvenir à l'idée du cinéma, et tout à coup j'ai compris que, ce qui faisait la perfection de ce moment vécu, comme ce qui faisait la perfection, à mes yeux, de certains films, c'était la distribution des lieux. L'action se déroule dans des lieux distincts et réels qui symbolisent avec elle. Il faut que ces lieux soient réels pour qu'ils entretiennent avec l'action le même rapport à la fois totalement nécessaire et totalement arbitraire que signifiant et signifié linguistiques entretiennent ensemble. Il faut qu'on puisse se dire tout à la fois “quel hasard que cela se soit passé dans ce lieu, à ce moment précis, ce jour de mai où il a plu et où ensuite le soleil est venu sécher sur nos dos nos robes et nos chemises" et "cela n'aurait pas pu se passer mieux ailleurs, dans aucun autre endroit du monde, à aucun autre moment." Nos existences se déroulent dans des lieux de rencontre. L'aventure de nos vies consiste à passer de l'un à l'autre. La lumière change. Il pleut, puis le soleil revient. Chaque épisode de l’aventure aurait pu nous conduire ailleurs, mais il se trouve qu'il s'est passé dans ce décor. Il fallait bien qu’il y en eût un. Voyez, mes chers amis, comme nous sommes ensemble, ici et maintenant. Nous avons repoussé nos assiettes. Que disent les cartes que l’on tire, les dés que l’on jette ? Quel rapport entre ce lieu et notre vie ? C’est toujours le hasard qui nous guide. Le théâtre fait comme si les lieux n’existaient pas. Qu’il n’y avait que nous. Que nous étions seuls, au centre du tableau, porteur chacun en soi de son propre destin. Le cinéma met nos vies en perspective. Il nous rappelle que nous symbolisons avec les lieux. Les meilleurs films racontent des histoires dont chacun des moments est inscrit dans un lieu, et il arrive que le choix de ce lieu nous paraisse à la fois arbitraire et parfait. Puis, l’écran s'éteint, la lumière se rallume et nous quittons la salle.



Commentaires

À peine rédigée cette séquence, je rencontre ceci
MRG a dit…
Tu as repris la forme feuilleton, perso je m'en réjouis. C'est très égoïste, c'est que j'ai plus de plaisir à te lire ainsi, par petits bouts bi- ou tri-hebdomadaires que par longs chapitres qui n'arrivent pas forcément au meilleur moment. J'écris feuilleton par habitude mais je pense au morceau de ce matin qu'il s'apparente, disons, plus aux strips de Gaston qu'aux aventures de Spirou ou de Tintin. On pourrait je crois classer les séries télévisées, comme les bandes dessinées du temps où leur publication obéissait au régime de la livraison hebdomadaire, selon l'importance respective, dans chacune des livraisons, entre l'intrigue générale et l'intrigue particulière à cette livraison. Je remarque ainsi que ta livraison d'aujourd'hui se suffit à elle-même et l'intrigue générale n'y apporte qu'un cadre, des personnages connus et un lieu, comme dans Gaston, par exemple, sans développement particulier de cette intrigue générale.

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