Un père venu d’Amérique (6)
Puis, Coline semble l’éviter. Elle ne fait plus appel à lui pour garder l’enfant. Quand il la rencontre à la terrasse du Liber’Tea où elle prend son café, le matin, avant l’ouverture de sa boutique de la rue Alphonse Karr, elle est en conversation avec d’autres commerçantes du quartier, jeunes et jolies comme elles, et qui semblent comme elle avoir du mal à se réveiller ; aussi, s’assied-il à une table à l’écart, en évitant de se faire remarquer.
Un jour, sans trop réfléchir, il pousse la porte de son magasin. Il veut acheter un mug qu’il a vu en vitrine, un mug spécial pour le thé, avec l'infuseur et le couvercle adapté ; mais Coline est derrière son comptoir, elle travaille sur son ordinateur, et c’est Viviane, son employée, qui vient le servir.
Le mug est décidément très joli. Quand il l’a entre les mains, Quentin ajoute qu’il aurait besoin aussi d’une bouilloire électrique avec thermostat.
— Je bois trop de café, dit-il. Il faut que je m’habitue au thé. Et, quand je me fais du thé, il est toujours trop chaud. Je me brûle la langue.
Viviane lui répond qu’elles n’ont pas de ces appareils en magasin mais qu’elles devraient en recevoir bientôt. Elle demande confirmation à Coline qui répond que oui, les bouilloires Boulanger ne devraient plus tarder, mais cela sans s’adresser directement à Quentin. Et celui-ci en ressort déçu. Il aurait aussi bien fait d’aller acheter son mug aux Galeries Lafayette ou au centre commercial de Nice Étoile.
Et il tâche alors de ne plus y songer. Il se dit que la jeune femme doit avoir rencontré quelqu’un, qu’elle est amoureuse, et que peut-être elle hésite au point de s’engager plus avant dans une nouvelle histoire qui risque de ne conduire à rien, qu’à la faire souffrir, comme cela lui est arrivé trop souvent. Il se dit que sans doute elle a besoin d’être seule pour réfléchir, et qu’il ne doit surtout pas la déranger dans ce moment. Pourtant, un soir de juin, sans savoir trop pourquoi, il fait une nouvelle tentative.
Il monte à une heure où il sait qu’Yvette doit être couchée en compagnie de Peter Pan et des Garçons sauvages. Il frappe doucement à la porte avec, à la main, un programme de la cinémathèque. La jeune femme lui ouvre. Elle est en pyjama. Quentin a préparé son entrée en matière. Il dit :
— Bonsoir, Coline, je me demandais si vous aviez eu l’occasion de découvrir la nouvelle cinémathèque qu’on vient de nous construire, du côté de Vauban. Et je sais que vous êtes très occupée, mais pour vous donner une idée de ce qui se passe là-bas, je vous ai apporté le programme.
Coline prend le livret qu’il lui tend et, sans l’ouvrir ni faire entrer son visiteur, elle dit :
— Oh, c’est gentil à vous. Mais ma culture cinématographique se réduit à presque rien. Pensez-vous qu’il y ait, parmi ceux qui sont annoncés, des films que je devrais voir ?
La question surprend Quentin. Il aurait été bien heureux si elle lui avait déclaré qu’elle jetterait un coup d’œil au programme avant de refermer sa porte. Il s’en serait satisfait. Et voilà qu’elle lui demande conseil.
— Oh, un cycle consacré à David Lynch va commencer, dit-il. J’ai vu qu’on donne Mulholland Drive la semaine prochaine.
— Vous irez le voir ?
Décidément, Quentin se demande s’il rêve. Si, plutôt qu’Yvette, ce n’est pas lui qui aurait été transporté au pays de Peter Pan, de Mary Poppins ou du Magicien d’Oz. La surprise le fait bredouiller.
— Probablement, oui. Enfin, je pense. Je connais ce film à peu près par cœur, mais ce sera l’occasion de le revoir sur grand écran.
— Et vous pourriez m’emmener ?
Quentin a du mal à y croire. C’est pourtant bien ce qu’elle a dit. Et c’est ainsi qu’ils sont allés voir Mulholland Drive ensemble.
Ils se sont retrouvés assis au beau milieu de la salle, au troisième rang, côte à côte. Puis, ils ont pris le tram pour rentrer. Le trajet était long, il traversait toute la ville, et les passagers peu nombreux, une dizaine tout au plus. Deux étudiantes anglaises qui se parlaient debout, en faisant des mines, et des clochards plus ou moins endormis. Et quand le tram les a laissés devant Nice Étoile, ils ont dû marcher encore, côte à côte, dans les rues désertes.
Depuis la sortie du cinéma, la jeune femme ne disait rien, et Quentin ne voulait pas être le premier à parler. Mais, quand ils ont monté l’escalier et qu’ils sont arrivés à son étage, au lieu de lui dire bonsoir et de le quitter pour monter un étage encore, jusque chez elle, Coline a dit : — Je ne voudrais pas vous déranger, Quentin, mais est-ce qu’il ne vous resterait pas, par hasard, un peu de sauce tomate et des spaghettis ?
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