Un père venu d'Amérique (7)

— Ce soir-là, je pense qu’elle a voulu me dire quelque chose. Quand elle m’a demandé de l’inviter à dîner, elle voulait me dire quelque chose. Et puis, elle ne l’a pas fait.
— Je vous imagine ensemble dans ta cuisine. Vous faite cuire les spaghettis. Tu fais chauffer la sauce tomate que tu gardes toujours en réserve. Elle râpe le parmesan dans une assiette. En te tournant vers elle, tu lui dis de faire attention à ne pas s’écorcher les doigts. Vous ouvrez une bouteille de vin rouge. Il te revient de renifler le bouchon. Tu choisis des verres à pied, dont tu vérifies l’impeccable propreté en les élevant, l’un après l’autre, dans la clarté d’une lampe à abat-jour qui pend au plafond. Puis, vous emportez vos assiettes et vos verres au salon, où tu fais jouer de la musique. Je ne te demande pas quelle musique tu choisis, elle jouera en sourdine. Et alors, il faut bien que vous parliez. De quoi parlez-vous ?
— Pour la musique, c’était bien sûr celle d’Angelo Badalamenti. Rien d’autre n’aurait convenu. Nous avons parlé du film. Elle a voulu savoir ce que je pensais du film que nous venions de voir. Si je pouvais lui expliquer la fin.
— Et que lui as-tu répondu ?
— Ce que tout le monde sait. Que Mulholland Drive est d’abord le pilote d’une série que les producteurs ont refusé, et dont David Lynch après coup a voulu tirer un long métrage. Tant qu’il a travaillé au projet d’une série, la fin restait tout à la fois lointaine et ouverte, comme on voit que c’est le cas pour Twin Peaks, dont les deux premières saisons étaient déjà anciennes de sept ou huit ans. La grande différence entre les séries et les films, est que les séries n’ont pas de fin. Mais ensuite, quand il s’est agi d’en faire un long métrage, qu’on montrerait non pas à la télévision mais dans des salles de cinéma, il a bien fallu refermer les portes qu’on avait ouvertes, au gré d’une suite de séquences déjà mal rattachées entre elles, dont plusieurs auraient pu se suffire à elles-mêmes, comme de petits comics-strips, des séquences au cours desquelles tel personnage pouvait n’apparaître qu’une fois, comme fait le célèbre Cow-boy, avec juste une toute petite pirouette dans le final, question de saluer le public ; et David Lynch a fait cela comme il a pu, d’une manière quelque peu absconse, bricolée, qui ne peut pas être satisfaisante pour l’esprit, mais qui n’en préserve pas moins la beauté de beaucoup de moments, et qui rend ces moments peut-être plus marquants encore dans notre mémoire, par le fait qu’ils ne sont pas pris dans un sens global qui en assécherait immanquablement l’éclat énigmatique. Beaucoup d’images ou de courtes séquences de Mulholland Drive sont d’autant plus belles qu’elles semblent sorties de rien.
— Et ce propos l’a convaincue ? Je l’imagine, tournant sa fourchette dans le monceau moelleux des spaghettis, en hochant la tête, avec une mèche de cheveux noirs qui lui couvre la joue et t’empêche de voir ses yeux, ou seulement les cils, mais laisse découverte la courbe de son nez.
— Ses cheveux sont châtain clair. Presque blonds. Je crois qu’elle m’écoutait à peine. Qu’elle pensait à autre chose.
— Et pendant ce temps, à l'étage au-dessus, qui gardait l'enfant ?
— C'était Viviane.
— Viviane ne travaille-t-elle pas avec elle à la boutique ?
— Oui, Coline l'emploie à mi-temps. Et elle l'emploie aussi comme baby-sitter.
— Quel âge a-t-elle ?
— Vingt-trois, vingt-quatre ans. Elle est étudiante à l'école d'art de la Villa Arson.
— Elle peint ?
— Non, elle fait de la photo. Si j'ai bien compris, son projet de fin d'études consiste à documenter la vie quotidienne de Coline et Yvette sur plusieurs années.
— Elle est jolie ?
— Là n'est pas la question. Mais enfin, oui, vraiment. Très brune, de type asiatique.
— Et Coline ne trouve-t-elle pas inquiétant d’être photographiée ainsi, jour après jour, avec sa fille, par quelqu’un de si proche ?
— Le contrat de départ veut qu’elle ne voie pas les photos. Viviane ne les montre qu’à ses professeurs. J’imagine que ceux-ci ont à cœur de prévenir les dérapages. Ou peut-être pas. Coline aura à valider seulement le résultat final, qui devra donner lieu alors à une exposition, et peut-être à un livre.
 


Commentaires

Numa a dit…
Intégration enrichissante de David Lynch dans une fiction.

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