Un père venu d’Amérique (9)
Quentin arrive à l’auberge de La Roche en fin de matinée, et tout de suite il monte rejoindre Coline dans sa chambre. Celle-ci est vêtue d’un pantalon de jogging et d’un polo Lacoste couleur prune. Elle est pâle comme un linge, les yeux cernés, sans aucun maquillage, les cheveux lisses tirés en arrière et elle boit une sorte de thé parfumé au thym et à la cannelle dans un mug tellement énorme que son visage tout entier pourrait disparaître à l’intérieur, si elle n’avait pas un nez assez marqué pour buter sur l’arête, un nez qui la fait ressembler à Lady Gaga dans A Star Is Born, qui la rend aussi émouvante qu’elle.
Quentin doit se retenir de la prendre dans ses bras. Elle se retient de s’y jeter. Elle se détourne et elle se mouche. Elle propose de faire monter du thé pour lui aussi, ce qu’il accepte, et elle va s’asseoir en tailleur sur son lit, où se trouve déjà une boîte de Kleenex, tandis qu’il s’assied près d’elle, dans un fauteuil où il se penche en avant, les coudes plantés sur les genoux, pour mieux l'entendre, comme ferait un médecin qui serait venu en consultation près d’un enfant malade, pour autant qu’on se souvienne du temps pas si lointain où les médecins venaient à domicile, s’asseoir près des enfants malades, et des vieillards aussi. Elle dit :
— Ce monsieur, mon père, s’appelait Robert Pujol. Il a pris contact avec moi au mois de mars. Il m’a écrit d’abord à l’adresse internet de ma boutique. Il m’a dit qu’il habitait aux États-Unis, à Atlantic City, dans le New Jersey, et tout de suite il m’a dit aussi qu’il était malade et qu’il souhaitait me rencontrer tant qu’il était encore capable de faire le voyage, mais que, pour autant, nous devions apprendre à nous connaître un peu avant de nous trouver en présence l’un de l’autre. Et ainsi, nous avons eu quelques longs entretiens sur Zoom à partir de ce moment. Il m’appelait lorsque c’était le soir pour moi et encore l’après-midi pour lui. Il calculait l’heure pour qu’Yvette soit couchée, et il me demandait de lui parler de moi et de ma fille. Il voulait savoir comment nous organisions notre vie, à quoi ressemblait Nice, si nous allions souvent à la plage, s’il y avait des requins qui s’approchaient de la côte, il voulait comprendre comment fonctionnait ma boutique, si je gagnais beaucoup d’argent, il s’étonnait que je n’aie pas d’amoureux.
— Te parlait-il aussi de lui ? (Quentin s’exprime d’une voix très douce, comme un médecin s’adresse à un enfant qui vient de faire une chute de cheval, qui a perdu la mémoire de l’accident et qu’il faut ménager.)
— Dès le début, il m’a parlé de ma mère et des circonstances dans lesquelles ils s’étaient rencontrés. Et ce qu’il m’en disait correspondait exactement à ce que ma mère m’en avait dit. Cela m’a rassurée.
— Parle-moi de ta mère.
— Ma mère avait été jeune.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que je savais que ma mère avait été jeune, que je le devinais à certains indices, quelques photos, quelques confidences qu’elle me faisait soudain, en passant, et qu’elle interrompait très vite. Que cette jeunesse s’était déroulée à Paris, où elle n’était pas riche, mais où elle sortait, où elle allait voir les films d’Éric Rohmer dans les petits cinémas de Saint Germain des Prés, où elle écoutait de la musique, où elle lisait Libération, où elle défendait des idées de gauche, et où surtout elle adorait le métier qu’elle avait choisi.
— Quel était ce métier ?
— Elle était couturière. Elle travaillait chez elle, chez des clientes, parfois dans des boutiques où on l’appelait pour faire des essayages, pour prendre des mesures. Et ainsi elle a commencé à travailler pour Agnès b. très vite après que celle-ci a ouvert sa boutique de la rue du Jour. Les années durant lesquelles elle a travaillé pour Agnès b., où elle a vécu dans son entourage, parmi son groupe d’amis, ont été les plus heureuses de sa vie, les plus glorieuses aussi. Agnès b. était prête à lui confier la direction d’une seconde ou troisième boutique, il en a été sérieusement question, il ne s’agissait plus que de choisir la ville, et puis soudain tout s’est arrêté.
— À quel moment, pourquoi cette rupture ?
— Je remue cette question depuis que je suis toute petite, je fais des calculs, et la seule réponse que je trouve est que cette rupture coïncide avec ma naissance. Quand je suis née, ma mère a quitté Paris pour revenir à Nice où elle avait grandi et où habitait ma grand-mère. Elle a eu besoin de se rapprocher de sa mère, mais toutes les deux ne se comprenaient pas, je crois qu’elles ne s’aimaient guère, et ma mère est devenue triste.
— Penses-tu que ce soit parce que cet homme, qui était ton père, l’a abandonnée ?
— C’est là l’explication à laquelle il m’arrivait de revenir, inévitablement. Mais quand je posais la question à ma mère, elle me répondait que non. Qu’elle avait voulu un enfant mais pas de mari. Que, lorsqu’elle lui avait écrit pour lui annoncer ma naissance (celui-ci était déjà retourné aux États-Unis ; à l’époque, il vivait à Las Vegas), elle lui avait bien dit qu’elle n’attendait rien de lui, aucun argent, ni qu’il me reconnaisse. Et ils en étaient restés là. Fallait-il la croire ? De fait, j’ai toujours connu ma mère un peu triste, comme déçue par le monde, comme en deuil de quelque chose qu’elle avait perdu, peut-être bien en deuil d’un autre homme duquel elle n’a jamais rien dit, et pas très gentille avec moi. Je l’agaçais. J’espère que je me débrouillerai mieux avec Yvette.
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