Libère mon cœur, bébé

— Il raconte que, le lendemain matin, quand il s’est réveillé, qu’il est sorti sur son balcon et qu’il a vu que, sur le trottoir, en face de sa maison, il n’y avait pas de trace de sang, encore moins de corps abandonné, il a pensé qu’il avait fait un cauchemar. Que Michèle Soufflot vivait toujours. Et, pour s’en assurer, il est parti dans les rues, à sa recherche. Il voulait la voir. Il l’aurait serrée dans ses bras.
— Et, bien sûr, il ne l’a pas vue, et encore moins serrée dans ses bra.
— Des voisins témoignent qu’à dix heures du soir, il errait encore, partout dans le quartier, en marmonnant, les yeux hagards.
— Et ces voisins, entre eux, ne parlaient-ils pas de cet assassinat qui avait été commis ?
— Sans doute, mais il ne les entendait pas, il ne voulait pas les entendre. Il dit que c’est le lendemain seulement, quand il a vu le portrait de Michèle Soufflot en première page du journal, qu’il a compris. Il n’a pas acheté le journal. Mais tout le monde dans le quartier parlait du crime, et comme tout le monde disait que ce crime ne pouvait être que le fait d’un vagabond, d’un détraqué, il s’est accroché à cette idée. Le vagabond, le détraqué, ce n’était pas lui. Il a répété avec les autres ce qui se disait, et il est probable qu’il l’ait pensé, qu’il ait voulu y croire. Et cela, pendant presque une semaine, jusqu’à ce que deux officiers de police viennent frapper à sa porte. Alors, il les a reçus en disant “Vous pensez que c’est moi ? Oui, je crois bien que c’est moi qui l’ait tuée.”
— À ce moment, il ne pouvait plus guère dire autre chose. Et, évidemment, il ne sera pas jugé ?
— Il est probable que non, en effet.
— Je vois. Il n’y aura donc pas de procès. Il vivra le reste de ses jours dans cette clinique, plutôt confortable. L’affaire sera vite oubliée, ainsi que le nom de Michèle Soufflot, et vous continuerez à lui faire des visites, jusqu’au moment où il ne vous reconnaîtra plus, et peut-être même après. Mais, avec tout cela, sait-on pourquoi il l’a tuée ? Le sait-il lui-même ? Que lui avait fait cette pauvre femme, quelle offense avait-elle commise à son égard pour qu'après tout ce temps, il n’ait pas pu la pardonner ?
— Il y a bien eu offense, mais non pas une que Michèle Soufflot ait commise envers lui, plutôt lui envers elle.
— Je ne comprends pas.
— C’est pourtant la clé de cette histoire. La seule chose qu’il importerait de faire comprendre à vos lecteurs. Il y avait un détail, dans le récit de Frédéric Pigalle, sur lequel j’ai voulu revenir. Michèle Soufflot, debout sous la pluie, lui a dit “Que fais-tu là ? Tu cherches peut-être une cabine téléphonique ?” Et alors, il l’a frappée.
— Oui, je me souviens. Je l’ai noté quelque part. J’avais gardé ce point pour ma dernière question.
— Je n’en doute pas. Il a fallu que j’y revienne plusieurs fois. Chaque fois, Frédéric Pigalle tournait la tête. Il faisait mine de ne pas entendre. Puis, un soir, au moment de le quitter, peut-être parce qu’il voulait me retenir, il a fini par me raconter. Le dimanche matin, à la Villa Beauséjour, ils ont traîné. Ils ont pris le soleil sur la terrasse, avant qu’il ne soit trop brûlant. Puis, ils sont descendus jusqu’au marché pour acheter des fruits, du basilic et des tomates. Puis, ils sont remontés. Ils ont déjeuné d’une salade en regardant la télévision. Ils ont bu du rosé. Ils se sont recouchés, ils ont refait l’amour, mieux cette fois, et Frédéric Pigalle a pu croire, pendant un moment, qu’une vraie histoire entre Michèle et lui avait commencé. Il en était tout fier et tout heureux. Mais il ne savait pas ce qui l’attendait. Vers le milieu de l’après-midi, on a sonné au parlophone. Michèle est allée répondre, sans rien sur elle, puis elle est revenue dans la chambre en disant “C’est François, il monte. Mais non, ce n'est pas grave. Mets juste un pantalon.” Alors, ils ont reçu François. Celui-ci n’a pas paru surpris ni fâché de les voir ensemble. Il avait autre chose à penser. Il paraissait tendu. Il avait apporté un sac de sport. Il a demandé à Michèle si elle voulait bien le garder chez elle. Le ranger quelque part. Elle a répondu que oui, bien sûr, sans demander davantage d’explications. “Tu es gentille, je te remercie, a dit François. Je dois repartir. J’ai des amis à prévenir. C’est moi qui reviendrai chercher le sac, personne d’autre, mais ça peut prendre quelques jours. Ça ira ? — Oui, ça ira, a répondu Michèle. Ne t’inquiète pas. Sois prudent.” C’était comme si François n’avait pas vu Frédéric, et comme si Michèle avait oublié sa présence. Michèle a raccompagné François à la porte. Dans l’ouverture de la porte, leurs lèvres se sont effleurées. Quand elle est revenue dans la chambre, Frédéric a demandé ce que contenait le sac. “Tu ne devines pas ?” a répondu Michèle. Tout de suite, elle s’est montrée agacée. Hostile. Le visage fermé. Elle n’avait aucune envie de discuter avec lui. Sa pensée était ailleurs. Frédéric était furieux. Il a dit : “Ainsi, il ne se contente pas d’absorber ses produits de merde, il faut encore qu’il t’en refile et qu’il en revende ? Dis-moi que je me trompe ?” Michèle a haussé les épaules. Ils se sont disputés. Un quart d’heure plus tard, Frédéric était parti. La chaleur était étouffante. Les rues étaient désertes. Il marchait sans savoir. À hauteur de la faculté des sciences, il a vu une cabine téléphonique. Il y est entré. Une heure plus tard, la police était chez Michèle Soufflot. Celle-ci a été arrêtée, François aussi, bientôt après, et deux ou trois comparses. Il a fallu que leurs familles fassent jouer leurs relations pour leur éviter la prison. Quelques années plus tard, à New York, François est mort d’une overdose.
  • Retrouverez Le meurtre de Michèle Soufflot à sa place dans le projet Nice Nord


Commentaires

Articles les plus consultés