Rêver peut-être
— Et le lendemain soir, elle est revenue ?
— Et le lendemain encore. Je ne sais plus combien de fois. À présent, je ne pouvais plus lire ni écouter de la musique. Il faisait nuit à six heures, et à partir de la nuit, je ne pouvais plus que boire du vin, fumer des cigarettes et me cramponner à mon fauteuil pour ne pas sortir sur mon balcon. J’avais peur et, en même temps, il me fallait résister au désir de voir si elle était revenue, si elle se trouvait là, sur le trottoir, debout sous un lampadaire, figée comme une statue. Je savais qu’à un moment ou un autre, d’épuisement, je céderais à ce désir. Et à un moment, en effet, j’y cédais. Je sortais, toujours sans allumer la lumière. Je me tenais debout, moi aussi, les mains dans les poches de la veste que j’avais enfilée, et chaque fois je restais plus longtemps, et même, une fois ou deux, je suis resté assez longtemps pour la voir repartir.
— Dans ce cas, tu avais l’impression de remporter le duel ?
— Non, il n’y avait pas de duel entre nous, je t’assure. Quand je la voyais repartir, j’étais rassuré pour elle autant que pour moi, rien de plus. Je retrouvais la paix. Je pouvais rentrer, me coucher et dormir quelques heures. Rêver peut-être.
— Et il y avait des soirs où elle ne venait pas ?
— Je ne peux pas te dire. Il me semble que non, elle revenait toujours. Mais il se peux que je me trompe. Ma mémoire est en miettes. Et puis, il y a eu ce dernier soir.
— Tu t’en souviens ?
— Je sais qu’elle est arrivée tard et qu’il pleuvait. Je sais qu’elle restait immobile sous la pluie, et que c’était une pluie lourde, lente, luisante et glacée, et qu’alors je suis descendu.
— Pourquoi, cette fois, es-tu descendu ?
— À cause de la pluie, je crois bien. Je voulais lui dire que tout cela avait assez duré et qu’elle pouvait monter avec moi pour se réchauffer. Je lui aurais donné des serviettes pour essuyer ce qu’il lui restait de cheveux, une vieille robe de chambre, du vin et des biscuits. Peut-être même que j’aurais pu faire jouer de la musique. Le piano à quatre mains de Ma Mère l’Oye, de Maurice Ravel. Oui, nous l’aurions écouté ensemble, sans rien dire. Nous n’aurions pas eu besoin de parler. Et nous en aurions ainsi fini avec notre passé. Il aurait été essuyé, effacé du tableau noir.
— Mais les choses se sont passées autrement.
— J’ai à peine eu le temps de m’approcher. Elle me regardait dans les yeux, sans sourire cette fois. Et le visage inondé de pluie, d’une voix blanche, elle a dit : “Petit Frédéric Pigalle, que viens-tu faire ici ? Tu cherches une cabine téléphonique, peut-être ?” Alors, je l’ai frappée, un seul coup au visage pour la faire taire. Et elle est tombée. Son crâne a cogné le sol, j’ai entendu le bruit de son crâne qui se fendait sur le trottoir, comme le bois d’une barque sur le granit du quai, comme une coquille de noix, et j’ai su qu’elle était morte.
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