Des propostions cachées

Je participais aujourd'hui au colloque annuel de l'Institut Spinoza, dirigé par mon amie Patricia Trojman. Je reproduis ici le texte de mon intervention.

Le principal procédé de manipulation des opinions publiques, le plus efficace, le plus généralement utilisé, en particulier par des journalistes français, consiste à cacher des propositions contestables à l’intérieur de propositions qui s’affichent. Ainsi, les propositions cachées ne sont pas critiquées, et le public les avale. Je démonterai ce mécanisme.

Ce procédé repose sur la distinction entre propositions grammaticales et propositions logiques.

Nous savons tous ce que sont les propositions grammaticales. Une phrase contient autant de propositions grammaticales qu’elle contient de verbes conjugués. Posons la phrase: “Le chien de Pierre est blanc”. Elle contient un seul verbe conjugué, donc une seule proposition grammaticale.

Une proposition logique est une proposition à laquelle il est possible de répondre par oui ou par non. C’est vrai ou c’est faux. Je suis d’accord ou pas. 1 ou 0. Examinons de ce point de vue la même phrase “Le chien de Pierre est blanc”. Nous avons, sous cette seule proposition grammaticale, 3 choses à approuver ou refuser: 1) qu'on parle bien d'un chien (et pas d'un loup, ni d'un parapluie), 2) que ce chien appartient bien à Pierre (et pas à Louise), 3) qu’il est bien blanc (et pas noir).

On voit dans ce cas comment la proposition grammaticale met en avant la 3e proposition logique et elle seule, je veux parler de celle qui consiste à dire que ce chien est blanc. Aussitôt qu'on entend la phrase, on se pose la question de savoir s'il n'y a pas erreur, si ce chien dont on parle est bien blanc, si on est bien d’accord sur ce point. Le focus est mis là-dessus. Or, non seulement cette phrase abrite d'autres propositions logiques, mais il est permis de se demander si une au moins des propositions cachées n'est pas plus importante que la proposition affichée. Autrement dit, si la proposition affichée n'a pas pour fonction de faire passer en douce, de camoufler une proposition clandestine qui serait, en réalité, beaucoup plus décisive. Sommes-nous bien sûrs, en effet, que ce chien n'est pas un loup, ni un parapluie, et qu'il appartient bien à Pierre ? Voilà peut-être la vraie question.

Cela peut vous paraître abstrait, mais pas du tout. Vous vous souvenez de ce que le Loup dit à l’Agneau dans la fable de Jean de La Fontaine : “Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?” Et vous vous souvenez comment l'Agneau répond au Loup. Il lui démontre qu'il ne peut pas troubler cette eau, puisqu’il la boit vingt pas en aval d’où se tient le Loup, et que l’eau ne remonte à sa source. Mais remarquons maintenant qu'en lui répondant ainsi, l'Agneau fait déjà une grande concession au Loup. Car la question du Loup, qui s'énonce en une seule proposition grammaticale, et qui prétend évoquer une affaire de pollution, en réalité en cache une autre toute différente qui consiste à dire que cette rivière lui appartient. Qu’il en est bien le propriétaire. Or, de cela, qui en a décidé? Et vous voyez comme cette proposition est bien cachée. Elle est comme la potion qu’on ajoute au biberon du bébé, pour qu’il l’avale, et il l’avale.

Mais vous voulez peut-être un exemple plus politique, plus actuel. En voici un qui ne vous décevra pas. Nous avons tous entendu cette phrase, inlassablement répétée à la radio et à la télévision, ces dernières semaines, qui dit: “Dans leur grande majorité, les Français désapprouvent la réforme des retraites.” Cette phrase paraît simple. Elle repose, semble-t-il, sur un constat tiré des enquêtes d’opinion. Ce serait donc un fait : “Dans leur grande majorité, les Français désapprouvent la réforme des retraites.” Dans cette phrase, le verbe désapprouver est le seul conjugué. On l’entend bien fort. On n’entend que lui. Or, quelles sont les questions qui se cachent derrière?

  1. Sommes-nous bien sûrs que ces enquêtes soient bien fiables? Je ne suis pas complotiste. Je veux seulement dire: Sommes-nous bien sûrs que tous les Français répondent sincèrement à la question qui leur est posée, ou ne faut-il pas imaginer que, pour beaucoup d’entre eux, la réponse est déjà contenue dans la question, induite par elle? À force d'entendre ce qu'ils entendent à la radio, ce matraquage, ne répondent-ils pas ce qu’on attend d'eux ! Il paraît évident qu’en prétendant nous dire ce que nous pensons, les sondages nous disent ce que nous devons penser.
  2. Qui nous dit que la réforme des retraites relève de notre bon-vouloir, qu’elle ne nous est pas au contraire imposée par a) la réalité démographique, b) la réalité économique? Sinon, pourquoi notre gouvernement voudrait-il donc nous l’imposer? Serait-ce qu’il nous veut du mal, qu’il est méchant? Peut-être parce que notre Président aurait partie liée avec la finance internationale dont on affirme mezza voce qu’elle est dominée par les Juifs et les Francs-maçons? Plus profondément, la question posée par les instituts de sondage et relayée à l'envi par toute la presse, suppose, du fait qu’elle est posée, que la réponse serait de l’ordre de l’opinion. La question n'est plus de savoir s'il est nécessaire ou pas de repousser l'âge légal, mais seulement de savoir si cette mesure vous agrée. Et la maladie et la mort qui vous attend, qui vous guette à chaque instant, vous agrée-t-elle? La question posée par les professionnels de la communication nous incite à esquiver le réel — attitude dont nous a si bien mis en garde Clément Rosset. Cela l’aurait fait rire. Car, aurait-on idée de demander aux Français si, selon eux, il convient ou non d’ouvrir un parachute avant de sauter d’un avion?
  3. Depuis quand attache-t-on tant d’importance à la prétendue opinion de la prétendue majorité des prétendus Français? Robert Badinter et François Mitterrand s’en sont-ils soucié quand ils ont décidé d’abolir la peine de mort, en 1981? Et, dans leur majorité, les journalistes français se sont-ils insurgés alors contre cette décision? Ont-ils proclamé haut et fort que la majorité des Français n’étaient sans doute pas d’accord? Et l’ont-ils fait depuis? De même que pour l’intégration de la France dans l’Union européenne, de même que pour l’accueil des publics migrants? Et ne pensez pas que je m’en plaigne. Je ne suis pas populiste. Mais quand les journalistes ne cessent de rabâcher que “Dans leur grande majorité, les Français désapprouvent la réforme des retraites”, il me paraît de fait qu’ils manipulent l'opinion, et qu’ils nourrissent le populisme. 

La personne qui, en France, aujourd’hui, prétend n’être pas d’accord avec les dirigeants du pays ne risque pas grand chose. Au pire, ou au mieux, elle sera mise en vedette par la radio ou la télévision. Ce sera sa minute de gloire. Mais la personne qui n’est pas d’accord avec ce que proclament les autres, dans son métier, dans son quartier, dans famille, cette personne, elle, est en grand danger d’être rejetée. De se sentir exclue de la fête. Or, ni la République ni la démocratie ne sauraient être le règne de l’opinion.

Une dernière remarque. À l’école, on fait grand cas d’enseigner l’esprit critique. C’est très bien, à condition qu’il ne s’agisse pas en cela d’enseigner la bien-pensance, mais plutôt à distinguer les propositions cachées derrière celles qui s’affichent. Avant d’être le domaine de l’idéologie, Ludwig Wittgenstein nous a dit que la philosophie devrait être la lutte infatigablement menée contre la manière dont le langage ensorcelle notre intelligence. La question de l’esprit critique n'est autre que celle, à proprement parler, de la maîtrise de la langue. Or, nous savons tous où nous en sommes, à l’école, sur ce sujet.



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