Une règle d'airain
C’est une grande chance sans doute, et un grand bonheur, de pouvoir reprendre une note vieille de 49 ans, comme je fais avec Neige et sable, et de s’y retrouver. Spontanément. Comme si je l’avais écrite hier.
— Il existe donc bien quelque chose de vous à quoi vous demeurez fidèle ?
— Oui, mais je ne me suis pas fait un devoir moral de cette fidélité. J’ai laissé se perdre beaucoup de textes que j’ai écrits au fil du temps, et j’en conserve beaucoup encore dans mes cartons que je ne montrerai pas. Qui ne figureront pas dans Nice Nord. Et puis, ce dans quoi je me retrouve, ce dans quoi je me reconnais en relisant cette note n’est pas de l’ordre de l’opinion. C’est un récit de rêve.
— Mais tout de même, vos valeurs, vos idées ?
— Je les ai choisies, comme nous faisons tous, parmi celles que me proposaient les autres. On devenait facilement communiste, encore au début des années 70, parce que beaucoup de gens l’étaient. Pour ma part, c’était surtout parce que la jeune fille dont j’étais amoureux appartenait à une famille communiste, qu’elle avait grandi dans ce milieu et qu’elle continuait de lui appartenir. J’ai été la chercher dans la bal où elle dansait. Et je n’en ai aucun regret. Un demi-siècle plus tard, je garde le goût de la jeune communiste qu’elle était alors, même si ni elle ni moi ne le sommes demeurés bien longtemps.
— Tout de même, nos engagements politiques ne sont pas tous affaire de goût.
— Sans doute, ils peuvent tenir aussi à des faits bien réels dont vous avez été le témoin et dont vous souhaitez porter le témoignage. Et, dans ce cas, vous cherchez le milieu dans lequel ce témoignage a le plus de chance, selon vous, d’être accueilli et entendu. Et c’est alors que vos ennuis commencent, parce que le milieu en question est nécessairement nourri par un discours, ou par ce que nous appelions alors une idéologie, et que celle-ci ne tardera pas à se refermer sur vous comme un piège. Parce que votre témoignage sera mis alors au service d’une cause, et que cette cause ne peut pas manquer de le trahir.
— Je ne vous voyais pas aussi pessimiste. À vous entendre, il n’existe aucune échappatoire.
— Si, il en existe une, qui consiste à s’en tenir aux faits. La fiction romanesque relate des faits, a priori inventés, même si on se doute que beaucoup d'entre eux s'inspirent de la réalité, et le plus souvent ces faits sont narrés sans aucun commentaire, et quand ils sont commentés, ce n’est pas par l’auteur lui-même mais par un personnage, ce qui a pour conséquence de maintenir ces commentaires au même rang de faits, que le lecteur reste libre d’interpréter à sa guise.
— Si je vous comprends bien, soit on rend compte de faits, soit on exprime des idées. C’est l’un ou l’autre.
— Exactement. Il va de soi que les idées s’élaborent à partir de faits. Mais dans ce cas, il faut que ces faits n’appartiennent pas à votre vie personnelle, que vous les teniez à distance. Et que, même, le témoignage de ces faits ait été recueilli par d’autres que vous. Il importe par-dessus tout de ne pas confondre les rôles.
— Vous énoncez une règle d’airain. J’ai le sentiment pourtant qu’aujourd’hui, ces rôles sont souvent confondus.
— J’ai le même sentiment. Et je regrette. Mais, si vous le voulez bien, nous en reparlerons un autre jour.
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