Une renégate

Il fallait que je rencontre Monsieur Yacine avant de retourner à Paris. Je n’aurais su dire pourquoi mais il fallait que j’observe cet ordre. Pour autant, les jours se succédaient sans que je me décide à appeler cette sœur que je ne connaissais pas mais qui pourrait me mettre en contact avec lui. Je ne craignais pas d’être rebuté par elle. Sans doute Monsieur Yacine l’avait-il entretenue plus d’une fois de Lucien et Thérèse Melia et de leur petit-fils, et je n’imaginais pas qu’elle puisse prendre à mal ma demande. Et puis, je devinais que Margot lui avait déjà annoncé mon appel, qu’elle devait l’attendre. Mais il s’agissait pour moi de renouer avec un passé dont je m’étais éloigné, que j’avais cru effacé, et j’étais intimidé au moment de le faire. Et puis, je démêlais une raison plus profonde et plus douloureuse à mon hésitation. S’il fallait que je rencontre notre vieux jardinier avant d’aller retrouver ma femme et mon enfant, cela signifiait qu’ensuite je n’aurais plus aucun prétexte pour ne pas sauter dans le premier avion. Or, je savais que mon retour à Paris marquerait une rupture. Que je n’y resterais pas. Je savais que mon histoire avec Clotilde devait prendre un autre tour. Le couple que nous avions formé n'existait plus. Quelque chose s’était produit à notre insu, quand nous nous étions retrouvés ensemble dans cet appartement, qui faisait que nos chemins se séparaient. Il n’y avait jamais eu de dispute entre nous, et il n’y en aurait pas, j’étais incapable de me disputer avec quiconque, et encore moins avec elle que j’avais aimée. Mais quand elle avait refusé de demeurer à Nice, où je prenais pied, j’avais vu en elle une autre personne, non pas qu’elle eût changé mais parce quelque chose d’elle m’apparaissait alors que j’avais refusé de voir.

De qui, au juste, avais-je été amoureux, et de qui l’étais-je sans doute encore?

Les parents de Clotilde étaient amateurs de voile, et à l’adolescence celle-ci s’était impatientée de leur goût. Elle rechignait à partir en vacances avec eux. Puis, l’été de ses seize ans, un couple de voisins avaient proposé de l’emmener à la montagne. Ils étaient très jeunes, très beaux et ils avaient un bébé de quatre ans. La jeune mère possédait, de sa famille, un appartement dans une maison de village situé dans une haute vallée des Alpes. Peu importe laquelle. Ils y avaient leurs habitudes. Il n'est pas indifférent de souligner que la jeune mère avait initié à la montagne celui qui devait devenir son mari, que celui-ci avait dû surmonter une manière d'épreuve, et que ce serait maintenant le tour de Clotilde. Or, Clotilde devait vivre là, en leur compagnie, un séjour merveilleux. Chaque matin, ils faisaient de nouvelles balades. De qui Clotilde était-elle la plus amoureuse, d'elle ou de lui ? Ou peut-être de l'enfant ? Dans les courriers à ses parents, elle préférait parler de l'enfant, qui commençait les balades à pied, comme un petit homme, et qui les terminait sur les épaules de son père où il finissait par s'endormir en suçant son pouce. Clotilde était aux anges. Lequel des deux était le plus amoureux d'elle, elle ou lui ? Puis, un jour, il y eut une balade où il s'était agi d'aller rendre visite à un berger qu'ils connaissaient depuis toujours, dont ils parlaient comme de leur ami, et qui gardait son troupeau à une altitude que jamais ils n’avaient atteinte jusqu'alors.

Ils étaient partis à l’aube. Ils avaient marché sous un ciel limpide, sur un sentier qui allait se perdre dans les rochers biscornus, dans des pierrailles, sur des crêtes vertigineuses, puis qui se retrouvait sagement dans des vallons couverts d’herbe et de fleurs, où serpentait un fin ruisseau dans lequel il ne fallait pas boire, parce que des troupeaux paissaient en amont. Ils avaient transpiré, ils avaient manqué d’air, le soleil leur avait brûlé les jambes et la nuque, les pieds leur faisaient mal. Ils étaient arrivés éreintés, quand le soleil était au plus haut.

Le berger était grand et maigre et il avait une barbe. Il ne parlait pas. Il sifflait ses chiens. Il fumait une pipe petite et tellement culottée qu’il ne pouvait y introduire que trois brins de tabac, qu’il rallumait sans cesse avec un briquet à amadou. De l’eau de source très fraîche, conduite depuis la source par une canalisation de tôle, s’écoulait avec un joli bruit dans un bassin en bois où ils avaient plongé les mains avant de s’asperger la tête. Le jeune mari avait apporté dans son sac à dos deux cubes de tabac gris, deux bouteilles de vin, un saucisson et un gros morceau de parmesan. Dans un chaudron, le berger conservait des macaronis déjà cuits, gardés là depuis des jours, et qui étaient collés. Avec une cuillère en fer blanc, il en avait sorti de quoi remplir trois gamelles. Il les avait réchauffés dans une casserole cabossée, sur un brasero en fonte, en y ajoutant un peu d’huile pour qu’ils se décollent. Puis il avait servi en ajoutant beaucoup de poivre, et des copeaux de parmesan taillés avec son Opinel.

Les macaronis avaient le goût de l’ail. Et le ciel se couvrait. La montagne soudain changeait de visage. Il ne faisait plus tout à fait jour. Les tonnerres roulaient du haut des cimes, comme une avalanche. On voyait la foudre tomber sur des rochers, à deux pas de soi. Pas question alors de redescendre, mais la bergerie n’était pas loin, il suffisait d’aller s’y abriter. Et ils y ont passé l’après-midi et la nuit suivante avec les chiens et les moutons. La pluie crépitait dehors. Au milieu de la nuit, la pluie avait cessé et ils étaient sortis pour contempler les étoiles. Clotilde m’a raconté cette histoire la toute première fois que nous nous sommes rencontrés. Elle m’a dit :
— Si mes amis m’avaient permis de rester à la bergerie, avec le berger, j’y aurais passé le reste de l’été. Et peut-être que j’y serais encore.” Et j’étais aussitôt tombé amoureux d’elle.

Avant d'être celle que j'ai connue, Clotilde avait été une autre, et cette jeune fille de seize ans qu’elle m’avait racontée, qu’elle avait évoquée pour moi, qui préférait la montagne à la voile, était celle que j’avais aimée et dont je gardais l’empreinte inscrite dans mon âme. Je me souvenais encore d’une Clotilde qui s’intéressait à mes dessins, qui pouvait passer des dimanches entiers dans mon atelier à écouter de la musique et réviser ses cours en fumant des cigarettes, tandis que je gardais la tête baissée pour terminer un planche. Ensuite, nous irions au cinéma. Mais celle que j’avais épousée, plusieurs années plus tard, était déjà une autre. Différente et oublieuse de la première. Une renégate.

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